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Chamonix, le 30 août 2012. Des trombes d’eau s’abattent sur la ville. Le mont Blanc, qui domine d’ordinaire toute la vallée, est invisible, empêtré dans les nuages. À 18h30 doit être donné le départ de l’UTMB, 168km autour du massif du mont Blanc ; en ce moment même, les participants de la PTL (Petite Trotte à Léon, 290km) et de la TDS (Sur les Traces des Ducs de Savoie, 114Km) sont dans les montagnes et subissent les assauts de la météo.

Dans la nuit du jeudi au vendredi, les bus mis à disposition des accompagnants des coureurs pour aller et venir entre Chamonix et les ravitaillements sur les courses, en France, Suisse et Italie, sont brusquement réquisitionnés par l’organisation : près de 500 coureurs jettent l’éponge au Cormet de Roselend, en hypothermie à 2000m d’altitude et ils faut les rapatrier. 631 arrivants sur 1465 partants… Une hécatombe. Les cols sont impraticables : on annonce même le chiffre de 50cm de neige au col du Bonhomme. Du coup, la direction de la course prend la décision pour l’UTMB de ne pas dépasser les 2000m d’altitude, ce qui décapite la course, la plupart des cols se trouvant à 2500 : un parcours de repli est élaboré, une centaine de kilomètres, le tout sur le territoire français. L’annonce tombe en début d’après-midi, énorme déception pour les 2300 coureurs de l’UTMB.

Beaucoup auraient aimé passer les cols dans la neige, se frotter à la montagne, toucher du doigt le côté aventure de l’UTMB qui tend à disparaître avec les années et le succès de l’épreuve. Mais envoyer 2300 coureurs là-haut dont beaucoup ne mesurent pas le danger du mauvais temps, c’est à coup sûr aller au devant des problèmes…

Petit bémol cependant pour la direction de course : je ne comprends pas tout à fait pourquoi tenir ce discours sur la sécurité, le mauvais temps à venir, et donc la nécessité de se munir de matériel supplémentaire (les fameuses 4 couches) alors que le nouveau tracé allait se cantonner sous les 2000 ? À quoi ça sert de demander un équipement hivernal pour aller trottiner sous la pluie sans se frotter aux cols enneigés ? Si j’étais mauvaise langue, je dirais que les commerçants se sont frottés les mains de voir ces milliers de traileurs venir compléter leur matos chez eux… et le trimballer pour rien…

Le nouveau profil de course est connu quelques heures avant le départ, juste le temps de le mémoriser et surtout de se remotiver, de digérer vite fait la déception, et se résoudre à cette « petite balade » de 100km dans la vallée de Chamonix…

Les coureurs se pressent (c’est un euphémisme) sous l’arche de départ.

Pour ma part, je suis assez zen, puisque je vise St Gervais, soit 20km de course à cause de mon genou. Et encore, en trottinant : la tendinite du fascia lata que je traîne depuis un mois et demi ne m’autorise pas à courir plus de 6km d’affilée… bref l’horizon est doublement bouché pour moi. Mes copains du CTC sont à mes côtés, déçus eux aussi.

Le départ ayant été recalé d’une demi-heure et le vainqueur de la CCC (Courmayeur-Champex-Chamonix) ayant été très rapide, l’arrivée de celui-ci a lieu avant le départ de l’UTMB, pour la première fois depuis que l’UTMB existe, aussi faut-il imaginer la surprise du coureur espagnol lorsqu’il arrive sur la ligne d’arrivée, face à 2300 surexcités…

Le coup de sifflet est donné, la foule s’élance. Enfin les premiers rangs surtout. Car derrière, c’est plutôt un écoulement épais qui se met en mouvement, une mélasse qui se répand sur la place, s’écoulant sous l’arche de départ. Nous sommes serrés côtes contre côtes, mes pieds touchent à peine le sol. Je prie intérieurement pour ne pas chuter car personne ne pourrait éviter de me piétiner… Espérant ne pas rencontrer de marche d’escalier ou un trottoir impromptu, je passe à mon tour sous l’arche. Ce n’est pas pour ça que je vais me mettre à courir : la mélasse s’écoulera un bon moment de la sorte, au fil des rues de Chamonix…

Les pentes du mont Blanc font toujours grise mine.

Une longue piste descend en pente douce dans la forêt, direction les Houches. Tout le monde court ; je trottine. Mon horizon de course s’arrête à 6 kilomètres, il en faut 10 jusqu’aux Houches. Tout le monde me dépasse… j’avale ma fierté et m’impose un petit 6-7 km/h… Enfin les Houches : un petit ravito, je m’engouffre une pleine poignée de Haribo en guise de dîner, puis on attaque la première grosse montée, celle du Delevret. Pour l’instant, le tracé est le même que celui de l’UTMB original. Alors je fais comme si, histoire de faire semblant et de m’amuser. La pluie commence à tomber doucement. La nuit aussi. Double peine.

Descente sur St Gervais, mon genou commence à tirailler : autant sur le plat je peux réduire l’allure pour chasser la douleur, autant dans les descentes il n’y a pas grand chose d’autre à faire que serrer les dents… Ravito, bol de soupe, et hop c’est reparti ! Petit coucou à Pierrot, organisateur du Festa Trail, et on entame un long faux-plat vers les Contamines

Mon genou crie, je sens le tendon qui vibre comme une corde à son arc quand il vient frotter contre l’os à chaque pas, même en marchant. Je décide de jeter l’éponge aux Conta.

Les Contamines. 30km. Laeti et Marius sont là, c’est magique ! Il bruine toujours, mais je me dis que c’est trop bête d’arrêter là. J’ai mal mais je me sens en forme, il me tarde de me frotter à une vraie côte, car j’ai la patate et la douleur se fait oublier quand ça monte vraiment. Alors je décide de continuer pour la nuit, et d’abandonner au deuxième passage aux Contamines, soit à 54km. On se rate avec Laeti au sortir du ravito, les téléphones sonnent dans le vide à cause du bruit : je repars dans la nuit la boule au ventre et elle de son côté… Je suis 2200ème, jamais je n’ai été aussi mal classé.

Montée vers la Balme. Un beau souvenir ! Il fait froid, la neige se met à tomber ; mes mains sont gelées je dois les taper l’une contre l’autre. Tout en haut de la montagne, dans le ciel sombre, un halo surnaturel palpite comme une lune timide : un gigantesque photophore flotte entre les sapins noirs, allumés par les bénévoles pour marquer le ravitaillement de la Balme. Phare dans la nuit, il attire inéluctablement à lui tous les coureurs qui s’agitent comme des papillons de nuit affolés. Je suis 2000ème, j’ai gagné 200 places dans la montée (avec ceux qui ont abandonné aux Contamines). Ça me remet du baume au coeur. On continue de monter. On atteindra le point le plus haut de la course, à 2000m d’altitude, presque tout rond. À se demander s’il ne s’agit pas d’une demande expresse de la Préfecture ou bien des secours en montagne : ne-pas-dépasser-les-2000m…

C’est là, à 2000m, qu’on quitte le tracé original. Bye-bye l’UTMB, bonjour la galère… Un chouette passage technique dans les cailloux comme je les aime, vers le Signal, puis on entame la redescente vers les Contamines, bis. Je descends très lentement, toujours handicapé par mon genou, mais le froid m’assaille : des bourrasques accompagnées de quelques flocons se hâtent de me refroidir ; alors je n’ai pas le choix : pour me réchauffer, je dois courir. J’éteins mentalement le petit interrupteur de la douleur et clopine dans la nuit. La neige se transforme en petite pluie. Je suis du regard le long ruban de frontales qui descend dans la vallée ; derrière moi, le même. Je ne suis qu’une petite ampoule faiblarde dans une incroyable guirlande de noël.

Je regarde ma montre. Je visais la barrière horaire aux Contamines, soit 7h05 pour me faire rapatrier par ma femme et en finir. Or je vais y arriver avec une heure d’avance ! Bonne surprise ! Du coup je repousse le rendez-vous aux Houches, vers 10 ou 11h pour m’arrêter. Je me ravitaille, une bonne soupe chaude, et repars, mais j’ai perdu 50 places dans la descente. Ben oui, tout le monde court sauf moi… Mais je reprends courage car maintenant, ça va monter ! Vers Bellevue. Et je compte bien refaire mon retard.

Sauf que…

Quand on est dans les 2000èmes, le sentier n’est pas le même que pour les premiers : 2000 coureurs sont passés sur cette pente avant moi, soit 4000 pompes dont les crampons ont martelé le sol détrempé, essoré la terre, l’ont pétrie, labourée, retournée, piochée, en ont extirpé le jus noir et collant, mis ses entrailles au jour. Et moi je marche dedans, je glisse, je m’enfonce, je me fourre dedans. Je monte à force des bâtons, veillant à ne pas laisser une chaussure dans le ventre de la terre, accompagné par le chuintement de la boue et les jurons de mes acolytes.

Le jour se lève, on arrive au sommet, à, Bellevue. Qui doit bien porter son nom d’ordinaire, mais pas aujourd’hui.

Je ne m’arrête pas une seconde au ravitaillement, trop heureux de laisser la boue derrière moi. Malheureusement, c’est pour retrouver la même chose de l’autre côté… on aurait pu s’en douter…

Re-chuintements, jurons étouffés, bruits de chute autour de moi. Les genoux morflent, il n’y a pas d’autre mot. Je ne peux même pas me reposer sur l’autre jambe, j’ai absolument besoin des deux pour ne pas me retrouver sur les fesses. Mes bâtons plient sous le poids de l’effort que je leur demande. Ce n’est plus un tendon qui me passe le long du genou, mais un câble tendu de douleur, me déchargeant 220V dans la cuisse à chaque pas. Puis les décharges s’estompent, le câble se détend, se ramollit, à moins qu’il se soit tout simplement rompu, mais le résultat est là : la douleur est partie. Le TFL a rendu l’âme, il aura abandonné avant moi. J’essaie de courir : ça passe !!! Je cours !!! J’ai l’impression d’être un vieux bonhomme de 80 ans qui a vu ses 20 ans revenir… Trop bon ! Alors je galope vers les Houches (oui bon à 8-9km/h pas plus mais c’est toujours mieux que la marche à 5km/h).

Les Houches. Renaissance. Je suis 1700ème. Laeti est là, mon petit Marius aussi (son premier UTMB à deux mois, pas mal). Je me change de pied en cap, c’est à dire que je remplace ma gangue de boue par des habits secs… et je repars tout frais, j’ai deux heures d’avance sur les barrières horaires et il me reste 40km à faire. J’avais pris le départ en pensant que ça allait être la première fois de ma vie que j’allais abandonner sur un trail, mais là je commence à penser que ce ne sera pas encore pour cette fois… Je repars dans la montée vers les Balcons, et je rattrape mon pote Phil qui n’est pas au mieux : un genou dans les gamelles, comme moi, mais en plus il a l’estomac vide depuis le départ à cause de quelques problèmes d’assimilation gastrique… On chemine quelque temps ensemble, puis je continue seul.

Enfin le temps se lève… on arrive sur les hauteurs de Chamonix, on entend les haut-parleurs de l’arrivée. Ça sentirait presque bon si je ne savais pas qu’il me reste encore un morceau de choix et une vingtaine de bornes… Mais cette progression le long des Balcons me réconciliera avec cet UTMB cru 2012 qui jusqu’ici restait le trail le plus moche que je n’avais jamais fait…

La montée séparant les Tines et Argentière sera terrible. Technique, escarpée : pour apercevoir la ligne de coureurs me précédant, il faut se dévisser la tête vers le haut : ce n’est pas une pente c’est un mur !

Redescente sur Argentière, dernier ravito avant les 10km restant. Je cours jusqu’au bout, moi qui ne pouvais courir plus de 6km en footing léger… je double près de 70 coureurs sur cette portion sans intérêt. Il faudra d’ailleurs qu’on m’explique un truc : je pointe 1509ème à 1 km de l’arrivée, puis 1513ème au final, alors que je n’ai fait que doubler des concurrents…. les mystères des pointages par puce électronique….

Bref j’arrive dans les rues de Chamonix. C’est probablement là que la magie de l’UTMB opère. Car soudain on quitte les sentiers de montagne, les forêts de sapins, pour finir galopant dans les rues de la ville comme si les jambes avaient subitement oublié les kilomètres parcourus depuis la veille. Car le public est là, tout autour de vous. Vous courez entre les barrières, et la foule est massée derrière, qui vous acclame. Vous remontez toute la ville ainsi, à 20 à l’heure, levant vos bâtons vers le ciel, sous les bravos de milliers de personnes. C’est ça la magie de l’UTMB. Chaque coureur, dans son anonymat le plus complet, devient la star du moment, et en quelques battements de coeur, le temps d’avoir la chair de poule, vous franchissez la ligne d’arrivée comme si vous étiez le grand vainqueur de la course avant de laisser la place au suivant qui lève à son tour ses bâtons vers le ciel…

Malgré la déception causée par la météo, je suis tout de même comblé, car pour avoir galéré sous la pluie, dans la boue, dans le brouillard, dans des paysages à l’horizon limité, j’ai acquis la confirmation que je pouvais reprendre un entraînement interrompu depuis presque deux mois, que je n’ai pas tout perdu, et que je peux désormais regarder vers la Réunion et la Diagonale des Fous

Derrière moi, le mont Blanc se découvre enfin, et sourit à son tour.

Never Hesitate - Never Regret

Comments:

  • 4 septembre 2012

    Je pense que ta joie à l’arrivée est encore plus forte vu que tu étais quasi certain de ne pas la voir cette arche!
    Si tout ne s’est pas passé comme tu aurais voulu au niveau du parcours et de la météo, tout est allé sur des roulettes au niveau du physique! Et c’est ça qui compte!
    On te suivra à la diagonale depuis l’ordinateur!
    Bravo Jean-Phi!

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    • Jphi

      4 septembre 2012

      Merci Alex pour tes encouragements ! J’espère pouvoir m’entraîner pour assurer un peu mieux à la Réunion, comme je sais que vous serez tous penchés sur mon épaule via le suivi online…..

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  • 4 septembre 2012

    Bravo pour ta persévérance et ton courage. Le début de ton récit pourrait être le mien. Sauf que l’aventure s’arrêta effectivement aux Contamines pour moi. Je me suis dis aussi, je vais arrêter au deuxième passage. Puis le manque évident de motivation dans ces conditions aquatiques m’a achevé. Pourquoi terminer ? Ce n’est pas l’UTMB ! Dans ton cas, ce sera une bonne préparation pour la diagonale des fous où je te souhaite de t’éclater et une bonne réussite. Tu devrais avoir un peu de pluie et de froid la nuit dans les cirques, mais rien à voir avec ce week-end affreux à Chamonix. On t’encouragera. Il faut y croire.

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    • Jphi

      4 septembre 2012

      Merci Jacky. Tu sais je comprends que tu aies abandonné, quand on a déjà fait l’UTMB (le vrai) plusieurs fois, c’est dur de se remotiver sur un parcours de repli sous la flotte… Moi c’était différent, c’était plus une optique de test physique, et la victoire sur la douleur était la seule motivation, plus qu’être « finisher » d’un trail au final plutôt moche… À très vite pour un entraînement…

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  • 4 septembre 2012

    Contents pour toi ! tu pourras te présenter sur la diagonale et t’éclater ! encore bravo et félicitations pour ton courage .

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    • Jphi

      5 septembre 2012

      Merci les amis ! J’espère que ça va aller pour l’entrainement… à voir à l’usure si le genou veut bien !

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  • Sabrina

    11 septembre 2012

    MA GNI FI QUE!!Bravo! Maintenant, pense à te reposer…

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    • Jphi

      12 septembre 2012

      Merci Sabr ! Ça y est je suis reposé….. je peux aller en faire un autre ?

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  • valioo

    21 septembre 2012

    Merci pour cet excellent récit ! plein d’émotion ! cela donne vraiment envie. Encore bravo pour ce courage redoutable

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    • Jphi

      21 septembre 2012

      Merci !!! Tant mieux si ça donne envie ! Enfin j’espère sur une édition moins « tronquée » de l’UTMB… l’année prochaine ??

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