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Deux jours au Japon. C'est court, et le programme est chargé. Le ciel aussi : la pluie tombe sans discontinuer, et il n'est pas prévu que cela s'arrête… Deux jours, deux endroits, deux courses. Point commun : de l'eau. En haut, en bas, partout. Il n'y a pas de ciel. Juste un nuage, qui touche le sol. Pas d'entre deux, pas de frontière, je cours dans le ciel. C'est normal, l'endroit est sacré. C'est dans ces lieux que les moines viennent parler aux Dieux.
Kyōto
Kyōto, autrefois capitale impériale du Japon, entourée de montagnes. Fondée aux alentours de l'an 800 après JC, elle fut parfois dévastée et pillée au cours des siècles mais chacun des shoguns des différentes époques se firent construire des pavillons rivalisant de beauté. La ville compte 2000 temples, ses palais et ses jardins zen en font la capitale culturelle du Japon. Aujourd'hui la ville d'Osaka grandissant inéluctablement vient toucher Kyōto et doucement la pousser contre ses collines. J'emprunte, en guise d'échauffement, le chemin de la philosophie, célèbre sentier longeant quelques temples sous les cerisiers, qu'empruntait jadis le philosophe Kintaro Nishida. Impossible de ne pas avoir quelques pensées élevées ici… Sauf que la pluie ne me lâche pas. Le paysage est d'une délicatesse proprement japonaise. Mais la pluie délave le tableau. Les couleurs se fondent, les traits se diluent, la grisaille vient corrompre le raffinement. Kyōto sous le soleil, pour l'avoir visité il y a quelques années, c'est ça :

Mais aujourd'hui, ça ressemble plutôt à ça :
C'est dommage, car le moment est magique et éphémère : les cerisiers sont en fleurs. Ca ne dure que quelques jours et au Japon, c'est une fête. Mais la pluie cinglante déshabille les arbres. Le pétale résiste tant qu'il peut à la grisaille.
Arrivé au temple Nanzen-ji et son jardin de pierres, je passe sous l'aqueduc du 19è siècle et m'enfonce dans les collines.
La boue est bien présente. Je pensais être à l'abri de la pluie dans la forêt. Erreur. Il pleut encore plus fort : les arbres captent toute l'eau du ciel, toute la moiteur de l'air, et déversent le tout sur mon passage. En deux minutes je suis trempé.
La pente se fait raide. Je cours entre les racines, mais les pièges sont nombreux, le sol est glissant, traître, et souvent se dérobe. Mais la forêt, au début secrète, finit par dévoiler au fil de mes pas sa beauté particulière.
Plus je m'élève sur son flanc, plus la montagne devient secrète. Au début pleine de bruits, la forêt est à présent silencieuse. Je me surprends à tenter de courir avec discrétion, histoire de ne pas déranger… je ne sais qui, car il n'y a personne.
Bientôt, la forêt s'éclaircit.
Je suis sur le mont Daimon-ji. Partout autour de moi la brume s'exhale des bois comme s'ils soufflaient de la buée. Je reconnais l'endroit.
D'en bas, cela ressemble à ça :
On y distingue un gigantesque kanji : 大(dai) qui lors du festival d'Obon, au mois d'août, s'enflamme. Et ceci depuis des lustres…
La balade continue dans les montagnes, traversant Ichijōji et Shūgakuin, contournant Kyōto par le nord. A intervalles réguliers, on croise des portails, ou des sanctuaires, perdus dans la montagne.
Puis le soir s'approchant, je finis par quitter la crête et redescendre dans la vallée. Seul toute la journée dans le silence des bois, je retrouve la ville, son agitation et son vacarme. Retour à la vie moderne.
Kōyasan
Le lendemain, lever à l'aube. Les cuisses sont encore lourdes du dénivelé accumulé la veille. Deux heures de train pour s'extirper des banlieues sans fin d'Osaka, et on s'enfonce dans les monts Kii, dont les forêts épaisses abritent des sites sacrés du shintoïsme et du bouddhisme. Des sentiers de pélerinage relient ces sites aux anciennes capitales de Nara et Kyōto, longs de 70 à plus de 160 kilomètres. Objectif prochain. Pour l'heure, une course d'une journée dans les montagnes entourant Kōyasan suffira.
Le train me dépose au pied de la montagne. Il faut emprunter un funiculaire pour se hisser là-haut, aux alentours de 800m d'altitude.
Le village s'étend sur le plateau, les rues s'enroulant autour de collines très escarpées. Il est entouré par huit sommets qui forment le « mont Koya », dont la légende veut qu'ils forment un lotus. C'est sur cette couronne de pics que j'irai dérouler ma foulée.
On est vite dans l'ambiance. La ville est calme. Les rues sont désertes à cette heure. Il faut dire aussi qu'il pleut toujours et là-haut, le froid est plus mordant que dans la vallée. Il doit faire 2°C, avec du vent.
Je suis un peu déçu par le village. La rue est commerçante, on est loin du petit bourg perdu dans la montagne, peuplé de moines bouddhistes… Un portail marque l'entrée du sentier, je me hâte de laisser derrière moi le béton.

La rupture est immédiate. Derrière, la civilisation. Celle d'aujourd'hui. Devant, une autre, oubliée, celle d'hier. Moins concrète. Spirituelle. Incrustée dans la forêt : elle s'est mélangée à la nature. La forêt s'est imprégnée de la culture sacrée bouddhiste. A moins que ce ne soit l'inverse. Mais très vite l'atmosphère devient puissante.
Le sentier serpente au milieu des cèdres noirs. Les marches sont centenaires. Les arbres, plus vieux encore, en sont témoins. Il escalade la montagne, sans cesse. On s'élève, par le corps, et par l'esprit. Au bout d'un moment, je n'entends plus d'oiseaux. La pluie tombe toujours, mais sans bruit. Je prends conscience du silence comme s'il s'était imposé brutalement : j'ai l'impression d'avoir du coton dans les oreilles. Seuls mes pas sur le sol spongieux troublent la sérénité des lieux. Je m'arrête souvent pour goûter le silence parfait.
La brume s'est faufilée dans la forêt. L'impression est troublante : 50 mètre devant il n'y a rien. On entre dans le ciel. Des sanctuaires dédiés à des divinités marquent la route comme des bornes rappelant que l'endroit est sacré depuis le fond des temps. Pas la peine de le souligner, on s'en rend compte par soi-même.
Le sentier se déroule sur le dos des montagnes, monte, descend, mais la vue reste courte : dans le nuage, on ne voit pas à 50 mètres. Dommage pour le paysage invisible, mais cette brume renforce le côté mystique. Impression garantie !
La pluie tombe toujours ; au fond des vallées, l'eau se regroupe en ruisseaux qu'il faut franchir sur des ponts de fortune.
Je m'arrête souvent pour faire des photos, essayer de capter l'étrangeté du lieu, mais la faible lumière et surtout cette humidité qui s'infiltre partout rend la tâche difficile. L'objectif est mouillé, l'essuyer avec une manche de t-shirt trempée n'est pas la meilleure chose. Le sacré ne se laisse pas photographier facilement.
Cela fait près de trois heures que je cours. La distance parcourue ne doit pas être bien grande, car les pentes sont fortes, le sol est glissant et boueux, et les pauses nombreuses. Pour faire des photos, certes, mais aussi sans raison apparente.
En effet, à plusieurs reprises, je me surprends à stopper net, à regarder autour de moi, comme si j'attendais quelque chose. La brume est plus épaisse, la vue comme l'ouïe sont cotonneuses. La forêt est assourdie, enveloppée dans un voile blanc de vapeur et de lumière.

Un monde de silence absolu, d'immobilité totale. Le lieu est à la contemplation, extérieure et intérieure. Je commence à comprendre pourquoi les moines sont venus s'installer ici. L'âme s'élève facilement, la montagne la libère. Le pas quant à lui devient lourd : je marche. Comme si l'esprit devenu léger rendait le corps pesant. Pas par fatigue, mais ici, on ne peut simplement pas courir : drôle d'impression de déranger la forêt, ou d'être chez quelqu'un. Je regarde sans cesse autour de moi.

Le bois devient presque fantomatique. Mon cerveau me joue des tours, j'ai l'impression d'apercevoir des mouvements à la limite de mon champ de vision. Des ombres fugitives, sautant d'un tronc à l'autre, s'évanouissant dans la brume. Je m'amuse au début à penser qu'il pourrait s'agir d'esprits de samouraïs, ou de vieux moines perdus dans la montagne. Mais l'impression est persistante, et cela ne m'amuse plus. Il y a trop de magie dans ces bois…
J'avais lu avant de venir que les sentiers de Kōyasan étaient parcourus en toutes saisons par des randonneurs et photographes venus s'imprégner de la beauté des lieux. Qu'il neige, qu'il pleuve, qu'il vente. Or pendant ces quatre ou cinq heures de course, je n'aurai croisé âme qui vive. Du moins humaine. J'ai eu parfois le sentiment de m'être égaré sur une voie interdite, voire purement spirituelle.
Je n'arrive pas à me défaire de ces silhouettes lointaines qui bondissent entre les arbres, il devient clair que ce n'est pas un effet de mon imagination : il y a vraiment des choses. Elles font même du bruit dans les feuilles mortes. Ou bien l'hallucination devient trop réelle. Et pourtant, elle n'était pas encore à son paroxysme : l'apogée arrive à cet instant. Un son grave, profond, vibrant comme une corne de brume envahit la montagne. Revient comme un écho et s'éteint. Pour revenir encore, plus puissant. A tendre l'oreille, j'entends aussi des clochettes, et un gong, dont les coups se répercutent dans la forêt. Je suis resté interdit un bon moment. Puis j'ai souri : c'est tout bonnement l'heure de la prière dans un temple de la vallée, et les chants montent jusqu'ici !
Etonnant comme une simple course à pied, en certains endroits du monde, peut se transformer en voyage intérieur. Cela tient à l'état d'esprit, probablement, mais aussi à la magie du lieu, sûrement. Ces endroits ont leur puissance propre, inhérente, naturelle, qu'elle soit inscrite dans le paysage, la magie, le sacré, la religion ou autre. Chacun y puise ce qu'il désire. Mais moi, esprit purement terrien et cartésien, j'avais fini par m'habituer à ces spectres bondissants dans le brouillard en limite de champ de vision, et à tacitement les accepter comme s'ils étaient normaux ! Et comme je redescendais le flanc de la montagne, je les ai vus, enfin.
Des biches et des daims, leurs croupes blanches sautant entre les arbres, fuyant à mon approche… Les bois en étaient pleins !
Le brouillard éclairci, les gongs s'étant tu, la forêt est redevenue forêt. Retour dans le monde des vivants.
Enfin pas vraiment. Plutôt celui des morts. Car le sentier entre dans une forêt de cèdres centenaires, et me conduit bientôt dans un endroit, sinon sacré, du moins plutôt réservé.
Des tombes, partout. Couvertes de mousses, elles s'éparpillent par dizaines, centaines puis milliers parmi les arbres. Des racines les étreignent, les soulèvent. Le temps les a fendues, les siècles de pluie les ont émoussées, l'humus en a recouvert certaines.
C'est le cimetière millénaire de l'Okuno-in, où gisent 200 000 tombes. De samouraïs, et de gens simples. Ceux qui m'ont rendu visite là-haut dans le brouillard ?
Le cimetière est immense. En son coeur se trouve le Tōrō-dō, le temple des lanternes, où des flammes brûlent sans interruption depuis un millier d'années. A côté, le mausolée de Kūkai, moine fondateur de Kōyasan.
Plus loin, le cimetière moderne.
Sans commentaire.
Puis le retour en ville. Sans magie. Quelques temples, bien sûr, mais sans la puissance spirituelle qui habitait cette forêt sacrée.
Je cours dans les rues, traverse rapidement toute la ville en essayant de ne pas voir ces voitures, de ne pas entendre ces klaxons, et regagne le funiculaire par la route réservée aux bus. Il n'y en a qu'une, car le but est de faire payer le trajet au touriste. Je passe sous le nez du gardien gesticulant qui a bondi hors de sa guérite pour m'arrêter, et je remonte les lacets déserts dans la montagne, jusqu'au col où se trouve la gare. J'apprécie le calme et la solitude retrouvée lors de ces derniers kilomètres, et la neige se met à tomber doucement. Quand j'arrive, un léger voile blanc a recouvert la route et les bas-côtés. Ultime clin d'oeil avant de quitter les lieux…

Never Hesitate - Never Regret

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