La dernière fois que j’avais parcouru le Kumano Kodō c’était la route Nakahechi, entre Nachi et Takijiri, c’est-à-dire d’est en ouest. Cette fois, j’emprunterai la route Kohechi, du sud vers le nord, entre les deux centres spirituels Hongu Taisha et le célèbre Kōyasan.
Je rejoins Hongu Taisha, qui était mon escale de mi-chemin lors de mon précédent Kumano Kodō. Rappelez-vous, le onsen dans la rivière, avec de l’eau à 50° qui se mélange à celle de la rivière fraîche qui descend des montagnes… c’était l’hiver… Maintenant il fait déjà près de 30°C, et l’eau fume !
J’attaque directement la montagne à partir du village de Yakio, 1000m de dénivelé d’un seul coup. Très vite, je croise les premières statues de Kannon.
Le sentier est bien indiqué, bien tracé, il n’est pas facile de se tromper.
[audio:http://www.runtheplanet.fr/wp-content/uploads/2016/07/18-The-Cistern.mp3]
Ah voilà encore une figure de Kannon…
Puis quelques bornes balisent ma montée dans la chaleur étouffante de cet été japonais.
…jusqu’à monter suffisamment haut pour apercevoir les cimes du Kumano, cette région reculée du Kii.
En contrebas, la rivière du même nom, Kumanogawa.
Mais il faut tout de même prendre garde où on pose les pieds, car le sentier recèle des dangers…
Ah, encore une Kannon !
Puis une autre.
Et d’autres encore, régulièrement. En réalité, il y en a 33 rien que sur cette première partie, soit environ un Kannon par km. Voici les photos d’identité de la plupart.
Mais au fait, c’est qui cette « Kannon » ? ou Kan’non ? C’est une bodhisattva, appelée Avalokiteshvara en indi, ce qui signifie « le seigneur qui observe depuis le haut« . Sans doute le bodhisattva(*) le plus populaire et vénéré. Il incarne la compassion ultime et peut représenter tous les autres bodhisattvas. Je dis il mais au Japon c’est plutôt elle, et elle revêt 33 formes différentes. D’ailleurs, Kannon a donné son nom à la célèbre firme japonaise Canon, que je vénère donc à chaque photo…
*bodhisattva : buddha avant que celui-ci n’ait atteint l’éveil.
Il n’y a pas que des Kannon sur le chemin, mais aussi des bornes. Des bornes kilométriques. Aussi appelées Ichirizuka, elles marquaient chaque ri (environ 4km). Ce sont donc des bornes rimétriques.
Du coup les pèlerins du précédent millénaire n’avaient aucunement besoin de GPS…
Il y a aussi des panneaux qui avertissent d’un danger sûrement très important, ou une information à ne pas manquer… je me demande bien ce qu’il y a écrit là, il faut vraiment que je me mette au japonais…
Je poursuis mon chemin dans la forêt. Celui-ci serpente entre les arbres, et je commence à me surprendre à penser aux kamis*. Déjà…
Pour ceux qui ignorent ce que sont les kamis, ou qui ne s’en souviennent plus, je ne peux que les encourager à relire la première partie de ce pélerinage en pays Kumano…
Peut-être en est-ce un au pied de cet arbre ?
En fait non. Un kami peut investir des êtres inertes, comme un arbre, une pierre, ou bien des êtres vivants, mais il est parfois dit que l’hôte doit avoir au moins 30 ans… Il faudra que je pense à vérifier que je ne suis pas habité par un kami, tiens…
La pente ne cesse pas le moins du monde, juste ponctuée de ces statues de Kannon qui jalonnent le sentier et le temps qui passe.
Parfois, les arbres s’ouvrent et laissent s’envoler notre regard sur le Kumano qui s’étire jusqu’à l’horizon.
D’ailleurs, le sentier Kohechi que je suis, avant d’être un sentier de pélerinage religieux dès l’an mille, était un sentier de communication direct, qui reliait Kyoto et Osaka au Kumano, qui évitait de faire le tour de la presqu’île de Kii par la côte (chemin Ohechi).
J’arrive ainsi au petit temple Kannon d’Hatenashi.
Celui renferme trois statues, de gauche à droite : Kannon-aux-onze-visages, Shokannon, et Fudo Myo-o.
Le bodhisattva Kannon peut apparaître sous de nombreuses formes comme je le disais plus haut (33), et l’une de ses représentations courantes est justement celle des onze visages (et mille bras). Kannon peut aussi chevaucher un dragon, ou présenter une tête de cheval. Kan signifie observer et on le son. Kannon est la déesse qui entend les cris du monde… elle est là pour vous protéger lors de votre pélerinage. Ainsi le Kannon Gyo, principal Soutra du Lotus, cite :
« Si vous êtes cernés par des animaux féroces, que leurs crocs aiguisés et leurs griffes acérées vous terrorisent, à ce moment-là, si vous vous concentrez sur le pouvoir de Kannon, ces démons s’enfuiront au loin… Si vous êtes cernés par des voleurs, des assassins et des brigands et que chacun d’eux brandit une épée et vous menace, à ce moment-là, si vous vous concentrez sur le pouvoir de Kannon, chacun d’eux sera animé de l’esprit de compassion…»
Au centre, la figure de Shokannon, Kannon dans sa forme immuable.
À droite, Fudo Myo-o, aussi appelé Acala l’immuable, est armé d’un glaive avec lequel il coupe les obstacles, et, dans sa main gauche, une corde (pāśa) qui symbolise la concentration et lui permet de lier les forces hostiles à l’éveil. Il est souvent représenté sous forme courroucée avec le visage convulsé de colère, c’est d’ailleurs la principale déité irritée du Japon, capable de transformer la colère en salut…
Ce temple, sous des aspects assez sobres (je rappelle qu’il est sis en pleine montagne, à plusieurs heures de marche du moindre hameau), est utilisé depuis des temps très anciens afin de prier, pour pouvoir traverser la montagne en toute sécurité.
J’envoie une petite prière à Kannon pour qu’elle sécurise mon passage et me protège des kamis dont certains peuvent être malfaisants : j’ai l’impression qu’elle m’écoute mais elle n’a pas l’air de pouvoir me répondre… Une de ces grosses et bruyantes cigales japonaises n’a rien trouvé de mieux à faire que de changer de costume juste sur ses lèvres…
J’arrive sur une sorte de terrasse, non loin d’un vestige de « maison de thé ». Ce sont d’anciennes rizières, en pleine montagne, qui demandent beaucoup d’eau !
Comme quoi les anciens savaient récupérer l’eau de pluie et l’amener dans des réseaux d’irrigation… (il faut dire aussi que la région est plutôt bien arrosée). Le riz était récolté par le propriétaire de la maison de thé et servait justement à être vendu et à nourrir les pélerins de passage. Voilà justement à quoi pouvait ressembler une maison de thé perdue dans la forêt :
Allez je reprends le cours de mon pèlerinage…
J’arrive d’ailleurs, après avoir franchi la Passe d’Hatenashi-toge en redescendant la montagne Hatenashi, au vieux village d’Hatenashi. Pas compliqué…
Il est encore habité de nos jour, et les rizières foisonnent de riz.
Me voici au bas de la montagne. Je dois franchir la rivière Kamiyunokawa (Kami ! ) ; en redescendant en altitude la température est franchement montée, elle dépasse les 30°C dès 9h du matin !
Je parviens au village de Totsukawa, et je franchis la rivière sur un pont de fortune.
Le village de Totsukawa a subit une terrible inondation, la rivière étant sortie de son lit, et a été partiellement détruit en 1889. Ainsi, c’est 2600 réfugiés qui ont pris le chemin de Kohechi pour rallier Hokkaido, à l’assaut des multiples passes, portant bagages et enfants sur le dos…
Effectivement, derrière, ça remonte… de nouveau 1000m de dénivelé à grimper d’une seule traite…
J’ai du remplir ma gourde dans la rivière car elle était vide depuis longtemps ; avec la chaleur elle est vide de nouveau. La déshydratation guette et me joue des tours. Je commence à voir des kamis…
[audio:http://www.runtheplanet.fr/wp-content/uploads/2016/07/12-Something-Else-Happened.mp3]
Le sentier se fraye un chemin dans le chaos de la forêt. Parfois il fait des détours invraisemblables à cause des glissements de terrain fréquents qui emportent des pans de montagne entiers. Si souvent que le Kumano Kohechi n’a peut-être plus grand chose à voir avec le Kohechi de l’an mille. Le sentier vit. Il ondule et se déplace comme un serpent… (la déshydratation m’attaque le cerveau)
Toutefois certaines pierres tombales rencontrées ne datant pas d’hier me remettent sur le bon chemin historique…
…ainsi que les bornes…
…et des stupas…
C’est un véritable plaisir que de courir sur ces sentiers souples, abrité du soleil sous la frondaison.
C’est ainsi que j’arrive près d’une statue, probablement de Jizō. En plus de sa fourrure de mousse, quelqu’un l’a protégé du froid avec un bonnet de laine rouge… Je reviendrai plus tard sur ce Jizō…
En contrebas, la rivière Kannogawa. Encore 1000m à descendre cependant…
La forêt, contrairement à ce qu’on pourrait penser en regardant les photos, n’est pas silencieuse. Loin s’en faut. C’est même le vacarme qui est de mise…
ambiance…
[audio:http://www.runtheplanet.fr/wp-content/uploads/2016/07/Cigales.mp3]Près de la maison de thé de Yoshimura (disparue), un cèdre de près de 500 ans impressionne avec sa circonférence de près de 8m, et protège le voyageur en cas de grand vent (c’est son nom : l’arbre coupe vent).
Me voilà enfin redescendu de ma montagne, près de la rivière Kannogawa. Je suis à Miura. À mi-journée, et à mi-chemin de mon périple.
Du coup, comme je ne suis pas pressé, je préfère passer tranquillement la nuit chez l’habitant, plutôt que me promener dans l’obscurité et de ne rien voir de la fin du Kumano…
Un bon petit repas (servi à 16h!) je confirme : le poisson de rivière avec les baguettes, pas facile…
et un bon petit tatami pour passer la nuit… (tout le monde couché à 18h !)
Au petit matin 5h, je salue mes hôtes, qui ne parlent pas un mot d’anglais mais qui m’ont préparé un bento pour mon repas de midi avec des rice balls, et je repars sur mon chemin de pélerinage…
Dès la petite maison quittée, la pente remonte à l’assaut de ma troisième passe (encore 1000m…)
A mi-pente, j’arrive à l’auberge de Uenishi. Ou ce qu’il en reste. Elle était pourtant utilisée jusqu’au début du 20ème siècle, mais il n’y a quasiment plus rien d’autre que les murs de soutènement en pierre. Tout le bois s’est putréfié.
Puis on arrive à la passe d’Obako-toge. C’est en arrivant à ce col que les 2600 réfugiés de Totsukawa se sont retournés en direction de leur village et que le chef leur a clamé : « C’est la dernière occasion que vous avez de voir notre village. Gardez-le dans votre mémoire. Car vous ne le reverrez jamais. »
Je redescends à petite foulée de la passe d’Hinoki-toge, qui suit celle d’Obako.
Je croise une statue de Jizō, j’en ai parlé plus haut. Elle est couverte de son tablier rouge, comme à l’accoutumée. Jizō est un Bodhisattva, protecteur des enfants. C’est pour cette raison qu’il est couvert de ce tablier, tablier (ou bavoir) dont étaient équipés les enfants japonais dans les temps anciens. On dit que les personnes qui ont perdu des enfants prennent soin de ces statues et il n’est pas rare de les voir affublées de bonnet ou de plusieurs couches de tabliers rouges…
Un peu plus loin, en arrivant vers Omata, la civilisation me rattrape. Il faut dire qu’ayant mis le cap sans cesse vers le nord, je n’ai fait que me rapprocher des grandes villes…
J’arrive bientôt à Kōyasan. But de mon voyage. Kōyasan, comme Fujisan, signifie mont Kōya. J’étais déjà venu à Kōyasan, il y a quelques années.
C’est au 9ème siècle que le bonze Kūkai, au titre posthume de Kōbō-Daishi, fonda l’école Shingon du bouddhisme. Il a installé la première communauté religieuse sur ce mont Kōya, qui n’allait pas tarder à devenir le centre principal du bouddhisme Shingon.
D’un simple monastère, Kōyasan est devenu une ville, avec une université d’études religieuses, et près de cent temples offrant l’hospitalité aux pèlerins (et aux touristes).
Evidemment, les jambes pleines de boue et dégoulinant de transpiration et de crasse je n’allais pas visiter la centaine de temples… Il est cependant possible d’y passer la nuit et d’assister aux cérémonies.
Au lieu de cela, j’ai rallié un lieu plus calme (moins de touristes, moins de moines) et tout autant chargé d’histoire. Un lieu inscrit au Patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO (tout comme les sentiers du Kumano Kodō).
Un lieu sûrement habité par des milliers de kamis.
C’est l’Okuno-in.
L’Okuno-in est un cimetière. 200 000 pierres tombales, la plupart de samouraïs, mais aussi de gens ordinaires. Au fond, le Tōrō-dō, le temple des lanternes, où quelques unes ne se sont jamais éteintes depuis un millier d’années !
Je déambule sans fin parmi les tombes, sur lesquelles sont assis des kamis le sourire en coin. Certains sont des entités, d’autres des esprits de la forêt, d’autres encore de simples esprits humains hantant encore un petit peu le cimetière comme il se doit.
Je sais qu’ils ne me veulent pas de mal. Même s’ils voulaient me faire des misères, ils ne pourraient pas.
En effet j’ai parcouru intégralement les deux sentiers millénaires de pèlerinage, Kumano Kodō Nakahechi et Kohechi. Je me suis arrêté dans chaque oji du sentier Nakaheshi. J’ai eu une pensée pour chaque figure de Kannon croisée.
J’ai croisé le regard de suffisamment de Jizō.
Tous ces Bodhisattvas me protègent contre le mauvais sort et les mauvais esprits. Les mauvais kamis peuvent sauter de leur pierre et grimper sur mon épaule… je n’en ai cure.
Comment les figures bouddhistes protègent contre certaines créatures shintoïstes… Choc des religions. Doux mélange plutôt dans ce cas précis : le Japon est un brassage de croyances, mi-hindoues mi-chinoises mi-animistes voire mi-druidiques. Cela fait 4 mi-, je sais.
Je me sens bien. Légèrement fatigué de mes 70km, je peux quitter le mont Kōya et retourner à la civilisation et au brouhaha d’Osaka…
Pendant tout le chemin du retour, entre trains et métros, déambulant entre les vélos et les taxis, je ne verrai pas grand chose du monde moderne. Pas grand chose d’autre que ces images qui dansent devant mes yeux, ces cèdres verticaux, ce sentier qui se perd dans la foi et l’histoire, gardé par ses sentinelles éternelles.
Roxane
Toujours un réel plaisir de lire tes aventures passionnantes et enrichissantes ! Merci pour le partage.
RUNTHEPLANET
C’est sympa ça ! Merci…
macfly20222
Merci..de…partager….jeanPhi…..effectivemment….plus…que..chaud..Cet…été…au…Japon…..il…faisait…38….A…TOKYO…Un..super…Pays