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Nagano, Japon.

Tout le monde connait Nagano. Enfin ceux qui ont suivi les Jeux Olympiques d’Hiver en 1998. J’arrive en train de Tokyo pour découvrir, non pas le village olympique, ni les pistes de ski, mais une vallée particulière : la Vallée de l’Enfer


Le train stoppe à Nagano, le ciel est chargé de nuages, le sol de neige.

Un bus me dépose une heure plus tard au pied du mont Ryuo. Je croise quelques maisons encore endormies sous la neige,

puis je m’enfonce dans la forêt, avec une musique pour m’accompagner.

[audio:http://www.runtheplanet.fr/wp-content/uploads/2012/01/Geisha.mp3|titles=The Fire Scene|artists=John Williams|loop=no]

La neige est profonde, j’ai chaussé mes raquettes. Des raquettes articulées, conçues pour pouvoir courir avec. Elles me serviront dans les descentes, mais pour l’instant impossible de courir… ça monte ! C’est là-haut que je vais :

Je quitte bientôt la ceinture de conifères pour une forêt de cèdres du Japon. La différence est importante : j’ai plus de place pour évoluer entre les troncs.

Mais la pente est forte, autour de 45 degrés, comme on peut s’en rendre compte sur la photo suivante :

Les cèdres du Japon sont une espèce assez courante, on se rappelle de ma sortie psychédélique à Koyasan, dans la forêt de Cèdres, où des ombres sorties de mon imagination (enfin pas tant que ça, c’était des biches) me poursuivaient entre les troncs :

Ici, c’est le même genre de forêt. Ancienne. Mystérieuse. Hermétique. Silencieuse, comme si elle étouffait les sons. Et comme à Koyasan, je me sens épié !

Ce n’est pas qu’une impression ; plusieurs fois, pendant l’ascension, je perçois des mouvements à la périphérie de ma vision. Mais quand je tourne la tête, il n’y a rien. Rien d’autre que la neige muette, les arbres immobiles dans le silence.

Parfois, un énorme paquet de neige tombe d’un arbre, cassant quelques branches dans sa chute, et s’écrase à terre dans un bruit sourd. À chaque fois je rentre la tête dans mes épaules, m’apprêtant à recevoir le tout sur le crâne.

Une fois, d’ailleurs, cela m’arrive : je prends plusieurs kilos de neige sur la tête. Je me secoue, me dévisse le cou pour retirer toute la neige engouffrée dans mon col, et quand je relève les yeux je manque m’étrangler.
Une créature couverte de poils me regarde tranquillement, sise à quelques pas. En familier des Cévennes, j’ai cru à un sanglier. Quoique plus gros et plus grand. Mais non, en lieu et place du groin la bête de 100 kilos arbore un museau et mâchonne mollement. Deux petites cornes courtes pointent sur son crâne.

J’agrippe lentement mon appareil photo, cadre l’animal, l’air de rien, mais un fracas au-dessus de ma tête, annonçant une nouvelle avalanche, me fit courber l’échine. Quand le nuage de poudreuse se dissipa, il ne restait du satyre qu’une faible trace dans la neige et une photo dans mon appareil, preuve intangible qu’il ne s’agissait pas une fois de plus d’un fantôme des forêts du Japon !

Je continuai mon ascension, suspectant une présence entre les arbres. C’est fou comme cette impression d’être continuellement suivi est tenace dans ce pays. Les forêts, là-bas, sont hantées, je vous le dis. Les Japonais n’ont rien à envier à notre Brocéliande.

Les cèdres sont partout, je chemine entre les troncs plantés raides comme des piquets. De vrais poteaux télégraphiques. Plus d’une fois, je jure entendre un frottement, tressaille, faisant volte-face, scrutant la forêt. La bête est là, tapie quelque-part, je le sais. Elle m’observe probablement, invisible, cachée sur le bord de mon champ de vision. Mes yeux ne la voient pas, mais je la devine.

Parfois je l’invente. A force de surprendre des mouvements entre les troncs, je prends des souches d’arbres pour l’animal, je les photographie parfois ; un paquet de neige s’écrase, c’est lui. Une ombre ou un relief sous la neige, c’est lui aussi. Aussi, quand l’animal se présenta devant moi, je mis quelques secondes à écarter le voile de mon imagination et à considérer sa présence comme réelle.

Il se tenait placidement devant moi, quelques mètres plus loin, ruminant sans me lâcher du regard. Peut-être était-il aussi curieux que moi, n’ayant jamais vu d’humain ? On est toujours le satyre de quelqu’un. On s’observe mutuellement. On se jauge.

Comme il se tient sur mon chemin, je me demande un instant s’il m’empêche de passer ou bien s’il m’attend. Gardien ou Guide ?
Je me pose la question et le satyre, comme pour y répondre, fait volte-face et disparaît en trois bonds. Je range mon appareil, empoigne mes bâtons et suis ses traces. Je fais le pari : Guide.
Pour le lecteur insatiable de connaissances, pour éviter que sa curiosité ne le pousse à se rendre directement au bas de la page, je vais quitter la chronologie des faits pour dire tout de suite de quel animal il s’agit. Je perce le voile, mais tandis que je marchais dans la forêt le nez sur les empreintes de la bête, j’ignorais tout bonnement de quel animal il pouvait s’agir, n’ayant jamais entendu parler d’un tel mammifère mi-bouc mi-sanglier, à moitié réel et mythologique.
C’est ce qu’on appelle en anglais un Japanese Serow. Je le dis en anglais car il n’existe pas de terme en français, on l’appelle serow du Japon, son nom savant est Capricornis Crispus. Comme nous sommes au Japon, autant l’appeler par son vrai nom : nihon kamoshika.

Je suis ses traces un bon moment, mais celles-ci finissent par s’enfoncer dans des taillis impénétrables, en tous cas avec des raquettes… Je laisse mon guide, mais sa mission est peut-être accomplie car me voilà rendu presque au sommet de ma montagne : la pente s’infléchit.

Je parviens à un col. Il y a déjà quelqu’un : mon guide est là, assis dans la neige en m’attendant sagement.

Je prends pied sur le replat, m’empêtrant dans une neige profonde. Il n’y a pas d’autres traces que les miennes, je me demande par où est passé mon satyre pour arriver là. Probablement n’y a-t-il pas qu’un seul animal mais plusieurs… Celui-ci s’est d’ailleurs volatilisé, avalé par le brouillard. Effectivement, redescendant de l’autre côté du col, je suis accueilli par une brume épaisse montant de la vallée. Après l’animal-passeur, voilà le véritable gardien de la vallée que je cherche : le brouillard. Jigokudani, la Vallée de l’Enfer, est peut-être interdite après tout ?

Tandis que je marche entre les arbres, tentant de me repérer au moindre relief (je n’ai qu’une pauvre carte googlemap…) j’aperçois une pierre dressée.

D’antiques inscriptions y sont gravées. Probablement un avertissement : « Vallée interdite – Territoire des Singes des Neiges »

Je hausse les épaules ; je passe outre. (J’aurais l’air malin à écrire : « je rentre la tête dans les épaules, tourne les talons et je repars d’où je suis venu… »)

Je descends la pente couverte de neige, je sais qu’en contrebas, serré entre les deux pans de montagne, glisse une petite rivière très spéciale, appelée Yokoyu. Pour l’heure, les nuées se précipitent, se rassemblent en masse devant moi comme pour m’interdire le passage.

Le brouillard enveloppe les arbres, les étreint, et moi avec, pour asphyxier toute forme, anéantir toute couleur, écraser tout relief, étouffer tout son, tout cri qui voudrait s’échapper de ma gorge. Une étoffe collante nous enveloppe, moi et le monde qui m’entoure, comme pour nous faire disparaître à tout jamais.

Obstiné, je descends. De toutes façons, je n’ai que deux options : rebrousser chemin le nez sur mes traces (l’avantage de marcher dans la neige est qu’on ne peut pas se perdre…sauf s’il neige), ou continuer vers le bas, jusqu’au fond de la Vallée de l’Enfer.

La Vallée de l’Enfer. Jigokudani Yaen Kôen en japonais. Elle s’appelle ainsi en raison des remontées d’eau chaude qui sont vomies des entrailles de la Terre. Émanations sulfureuses, geysers, eau bouillonnante, voilà qui vaut bien un tel nom de baptême. Voilà aussi, peut-être, l’explication de ce brouillard dense.

D’ailleurs, les nuées finirent par se dissiper, n’étant parvenues à me faire fuir, et devant moi se dévoile enfin la vallée recherchée.

Jigokudani. Le territoire des singes.

D’ailleurs entre les arbres apparaissent les ryokan, auberges typiques du Japon, abritant un onsen, bain thermal.

Ah… mon guide vient me saluer une dernière fois, venant s’assurer que je suis finalement sur le bon chemin… salut l’ami !

Je descends entre les cèdres baignés de vapeur, guidé autant par la pente que par le bruit de la rivière en contrebas.

Un chuintement se fait entendre malgré le torrent. Nous voici au coeur de la Vallée de l’Enfer : les geysers crachent leur vapeur brûlante à la face de l’hiver.

En contrebas, l’eau glacée du torrent glisse des sommets environnants, se mêlant aux résurgences bouillantes. Sur les berges enneigées, les voici enfin. Les Singes des Neiges.

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Never Hesitate - Never Regret

Comments:

  • lafan

    26 janvier 2012

    euh…j’ai peut-être une explication concernant
    tes hallucinations japonaises… et si tu écoutais
    une autre musique, un air plus entrainant, plus gai,
    tu crois pas que ton environnement prendrait un tout autre aspect ? faudrait que tu essaies, tout de même…
    Sinon, les singes, c’était sympa! t’as pas essayé de te baigner avec eux? vous auriez pu jouer à vous éclabousser!! Après « danse avec les loups » , « bain avec les singes »!
    Bref, voyage encore impressionnant…
    T’as vu comme tu rencontres toujours « un guide » à chacune de tes expéditions…( les chèvres…), je te soupçonne de les réserver à l’avance, pendant ta préparation…
    Allez, j’arrête mes élucubrations ! Merci pour cet article surprenant ….

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    • Jphi

      27 janvier 2012

      Alors pour dire la vérité Lafan, je ne cours pas avec cette musique ! Mais avec des playlists aléatoires où il y a un peu de tout… C’est la seule ambiance japonaise que j’ai trouvée qui ne faisait pas sushibar…
      En tous cas pour le guide tu as raison : j’aime courir seul mais peut-être que j’ai inconsciemment besoin d’un petit compagnon ??? Merci pour tes élucubrations j’adore !!

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  • Jacky

    26 janvier 2012

    Très sympa ce reportage rafraîchissant. Je suis étonné que tu n’ais pas fait trempette dans la source chaude. J’ai testé, c’est très agréable (mais c’était au sud du Japon, et l’été :-)).
    Sympa aussi ce petit animal de rencontre. J’avais rencontré aussi un daim musqué dans les montagnes de l’himalaya, que j’avais suivi un temps, mais la seule photo que j’ai pu faire n’est vraiment pas à la hauteur. Ainsi qu’un léopard des neiges, mais là, le temps que je sorte mon appareil, il avait disparu !
    De belles images de sérénité et de calme en tout cas au Japon, qui donnent une certaine nostalgie quant tu parles des « ryokans ».
    On devrait classer ton blog au patrimoine mondial de l’humanité.

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    • Jphi

      27 janvier 2012

      C’est vrai Jacky je ne me suis pas baigné… Déjà ça caillait, mais en plus l’eau était d’une qualité douteuse : les singes ne sortent pas toujours pour faire leurs besoins !! J’aurai pu aller dans les onsen pour les humains… En tout cas j’y ai trempé la main, l’eau est vraiment chaude !

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  • 26 janvier 2012

    Magnifique ce reportage !!!! ça fait rêver !!! faudra que je fasse pareil en cévennes (lozère) lol mais je doute voir de sanglier dans la neige mdr Peut-être des cerfs ?!
    c’est un autre monde ce coin là. Ca m’a rafraîchit la tête après une bonne journée de boulot. Et rien que pour ça : MERCI !!!!

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    • Jphi

      27 janvier 2012

      Merci Jean-é ! Heureux d’avoir pu t’aérer l’esprit c’est ma meilleure récompense pour ce blog !

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  • co

    26 janvier 2012

    très joli reportage ! Merci pour cette belle ballade onirique en pays nippon. J’adore tes portraits des autochtones…

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  • Jphi

    27 janvier 2012

    Salut Co! Attention j’ai des lecteurs japonais ils ne vont pas apprécier le rapprochement ! La plupart sont des yakuzas… qui vivent dans ton coin d’ailleurs… héhé
    Merci de ta visite !!

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  • Garcia Laurent

    27 janvier 2012

    très sympa com dab, jolies photos, mais c’est vrai qu’il manque un petit bain dans les eaux chaudes pour finaliser tout ça :)) !!! Essaie les sources d’eau chaude ça a pas l’air mal !!!

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    • Jphi

      27 janvier 2012

      Ah il va falloir que j’y retourne juste pour me baigner!!! Mais vu l’odeur très soufrée ça ne donne pas très envie pour tout dire…. Une petite douche rapide dans le geyser peut-être ?

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  • Rem

    27 janvier 2012

    Trop top encore mon jphi!! Belles rencontres…

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    • Jphi

      27 janvier 2012

      T’as vu ça…

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  • Tat

    27 janvier 2012

    J’ai remarqué comme Lafan que tu te trouves souvent de gentils guides! Et nous qui t ‘imaginions tout seul !!!je pense que Marceau aurait aimé que tu lui ramènes un petit compagnon pour prendre son bain chaud surtout qu’il y en a un qui ressemble à Pop !
    Mais les animaux ne sont pas des jouets et tes superbes photos nous permettent de les connaître sans les traumatiser . De toutes façons on a Pop sur place!!!!

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  • Patrick

    27 janvier 2012

    Tu es l’Antoine Blondeau de l’ACI, l’alcool en moins.
    Joli petit jeu onirique avec Capricornius, il t’a ammené où il voulait: auprés des sages singes savants !
    Magnifiques photos .

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    • Jphi

      28 janvier 2012

      Heu.. Antoine Blondin tu veux dire ?

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  • Patrick

    28 janvier 2012

    Oui, Blondin, quelle truffe ! enfin tu auras compris: un singe en hiver !
    Fais pas ta bécheuse …….!

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  • 30 janvier 2012

    Wahoo c’est super beau! Les rencontres avec les animaux sont ce qui me motivent le plus à courir seul en montagne, toujours à les chercher du regard!
    Alors quand tu partages des images pareils, je ne suis pas insensible!
    Merci!

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    • Jphi

      1 février 2012

      C’est clair que c’est magique ! Apercevoir en courant à l’aube un troupeau de vaches chamois…

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  • Lolo

    30 janvier 2012

    Super reportage ! Ca donne envie d’aller faire un tour au Japon tout ça !

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    • Jphi

      1 février 2012

      Hey Lolo ! Content que ça te donne envie d’y aller! J’espère que les autres articles aussi, même s’il n’y a pas de singes ! (mais il y a des ours, des serpents, des chèvres chevelues…)
      Reviens quand tu veux !

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  • Raph

    2 février 2012

    Et cette fois-ci t’as pas essayé de piquer des pantoufles aux singes ?
    en référence à notre dernier bain thermal suite au Fuji.

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    • Jphi

      2 février 2012

      Ils n’ont pas de pantoufles mais des gants ! Non mais t’as vu la gueule de leurs pieds ???

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  • 2 février 2012

    ton guide….c’est peut-être l’esprit de la forêt qui s’est échappé du film « Princesse Mononoké »…..Aussi calme et serein que dans le film
    http://www.youtube.com/watch?v=3JG6JDuZUoc

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    • Jphi

      3 février 2012

      Ah… peut-être… (mais je n’ai pas vu le film !!! Faudra que je demande aux gamins !)

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  • LeVieuxSinge (de l'autre)

    4 février 2012

    Ah tes photos !
    On découvre toujours de vraies petites perles, semées ça et là au détour de tes pérégrinations. Des instantanés intemporels de moments hors du temps…
    Et c’est toujours avec « déliciosité » qu’on entre dans ton site, l’estomac quelque peu gratouilleux : c’est que « l’heure du conte » va commencer !
    Merci Phil de nous faire partager tes moments de communion…
    Même en hiver, eux aussi ont leur « bistro du coin » …et leurs blagues de comptoir.

    PS : Princesse Mononoké : « j’ai » Yaka demander, un féerique cèdre du japon !

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  • Jphi

    6 février 2012

    Ah ça y est j’ai vu Princesse Mononoke!

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  • macfly

    9 avril 2012

    super..je connaissais pas le serow ça à l’air sympa ( quand tu le vois ) me fait penser aux histoires de dahut quand j’étais en classe de neige ;)) par contre les singes on l’air calme aussi ce qui est étonnant ce ne sont pas ceux du cap …..Encore merci pour ce moment d’évasion

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    18 avril 2022

    34fpu1

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