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Nous sommes le 7 Août. Autrement dit au beau milieu de l’été. J’ai choisi cette date pour mener à bien un projet que j’ai en tête depuis longtemps, partir deux jours en bivouac dans une région particulière de la Sierra Nevada, dans la part un peu sombre de cette région magnifique. Quelques jours avant le départ, des communiqués émanant des autorités du Parc de Kings Canyon font état d’un enneigement encore exceptionnel pour cette période de l’année. Il a tellement neigé l’hiver dernier qu’il reste de la neige partout au-dessus de 3000m… Comme c’est autour de 3300m que je dois évoluer pendant deux jours, j’ai de quoi m’inquiéter en partant… Après un long périple Anduze-Paris-Los Angeles-Bishop quasiment sans dormir, me voilà sur les bords du Lake Sabrina vers 9H du matin, à 2800m d’altitude. Pour l’instant, il n’y a pas de neige.

Des marches sont taillées dans la montagne, faisant inexorablement gagner de l’altitude.

Au-dessus de Lake Sabrina, les escarpements rouges de Piute Crags.

Devant moi, barrant l’horizon, une barrière de montagnes se dresse à près de 4000m : les monts Powell, Wallace, Haeckel, Darwin… Au milieu d’eux se frayent une place les cols qui permettent le passage de l’autre côté : Echo Col, Wallace Col, Haeckel Col, Lamarck Col, bref des passages qui portent le même nom que les montagnes qui les surplombent et qui nous bloquent le passage…

On arrive bientôt près d’un joli lac au nom bien choisi vu la couleur de ses eaux : Blue Lake. Paysage purement alpin.

Le soleil est déjà haut dans le ciel, il tape dur : nous sommes à 3000m et la neige fond à vitesse grand V. Les torrents sont gonflés par les neiges d’altitude à qui on a enfin appris que c’était l’été… Et comme les gués sont sous l’eau pour la plupart, il ne reste plus qu’à emprunter les moyens du bord pour les franchir…

La neige, en fondant, crée même des marres un peu partout, profondes, de vraies aubaines pour les moustiques. La Sierra en Juillet-Août c’est le paradis des moustiques !!!

En fait, on ne sait plus bien s’il s’agit de mares ou de lacs, car il y en a une multitude, noyés dans la forêt. Des petits et des grands. Ce sont Emerald Lakes. Puis vient Moonlight Lake, en plein jour.

En arrière-plan, les premiers contreforts et le mont Haeckel au loin. Nous sommes sur les berges de Sailor Lake. Ne me demandez pas si on peut y faire du bateau.

En franchissant la petite colline qui nous sépare des montagnes, on arrive au bord d’un lac glaciaire, Hungry Packer Lake.

Mais ce n’est pas le chemin que je veux suivre, il ne mène nulle part ailleurs qu’au bord du lac. Je contourne l’épaulement de la montagne que l’on voit au-dessus de Hungry Packer, dans la direction d’Echo Lake puis d’Echo Col. Mais un obstacle désagréable se dresse entre eux et moi : une moraine. J’ai horreur des moraines. Une moraine, c’est un till. Un amas de blocs rocheux déposé là par un ancien glacier qui les a tranquillement transporté de la montagne où il les a trouvés jusqu’à cet endroit où il les a abandonnés en vrac. Un glacier qui me rappelle mes gamins qui transportent des cailloux et des bouts de bois pendant des kilomètres pour finalement les laisser choir quelque part…

Bref, la moraine, c’est une plaie. Pour celui qui court, pour celui qui marche. Plus les blocs sont petits plus ils sont instables. Plus ils sont gros, plus il faut les escalader puis les descendre. Et comme ils sont posés là comme le glacier les a laissés, ils nous présentent soit une face, soit une arête, ce qui rend les sauts de l’un à l’autre plutôt incertains et pénibles. Surtout avec un sac à dos avec tout le nécessaire pour bivouaquer et gravir le col enneigé qui m’attend… Enfin, au bout d’une heure et un kilomètre plus loin, j’atteins Echo Lake.

J’en profite pour mettre un peu de musique.

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Echo Lake est aussi un lac glaciaire. Le glacier a disparu, mais a laissé ses jouets, moraines et lacs. Celui-ci est à 3600m. Il peine à se dégager de sa gangue de glace.

Et juste au-dessus de lui, ce qu’on appelle les Clyde Spires. Une roche noire déchiquetée qui garde le lac et le passage attenant.

Sur ma gauche, le bec du mont Powell, culminant à 4100m d’altitude.

Tandis que je grimpe sur une colline de roches instables déposées aussi par le glacier, j’observe l’eau turquoise des berges d’Echo Lake. On s’y baignerait.

Au-dessus de moi, enfin, Echo Col. La passe. Pour y accéder, un dévers assez pentu, couvert de neige, et une autre moraine.

On la devine déjà cette passe. Une faille dans le rocher, une fracture dans la muraille noire. Comme un portail encore ouvert mais pas pour longtemps.

Les Clyde Spires semblent veiller sur le passage, menaçantes.

Derrière, la moraine tout juste franchie, et Echo Lake.

Je continue à grimper dans la neige. Echo Col est une passe de classe 3. Ce qui sous-entend l’usage, en hiver, de crampons et piolets. Vu que l’hiver tend ici à sa fin et qu’il s’agit de neige et non de glace, je me dis que j’aurais pu me passer de l’emport du matériel… (enfin la suite me contredira)

Approchant 3700m d’altitude, la crête déchiquetée apparaît en détails. On dirait un rempart, infranchissable, une muraille dressée là il y a des lustres pour interdire le passage vers un monde interdit aux hommes.

Enfin, on arrive au passage. Je me hisse dans un couloir redressé à 70 degrés, et me hisse dans la passe, risquant un oeil de l’autre côté.

C’est un peu comme passer dans un autre monde. J’ai l’impression de franchir Cirith Ungol pour passer en Mordor… Car de l’autre côté, c’est bien le Mordor de la Sierra Nevada, son côté obscur…

C’était le but de mon voyage, un périple dans ces plateaux sombres et désolés, contrastant avec les vallées de la Sierra auxquelles je vous ai habitués.

Des montagnes et des vallées aux noms imagés qui heurtent l’imaginaire, tout un programme.

Mais vue la quantité de neige, ce n’est pas deux jours qu’il me faudrait pour boucler mon périple, mais cinq ou six. Comme prévu en randonnée d’ailleurs. En plus avec mon petit duvet, sans tapis de sol ni tente, ce serait un peu limite de dormir dans un trou creusé dans la neige ! Un peu déçu mais je m’y attendais. Je me résous à faire demi-tour. Mon périple, ce sera pour la prochaine fois, éventuellement en octobre. D’ici là, la neige aura fondu (mais sera peut-être retombée !)

Je redescends donc. Direction Echo Lake.

Au lieu de traverser le champ de neige par le haut, je choisis de descendre vers la berge du lac et de la longer, histoire de me rapprocher des petites piscines d’eau turquoise.

Bien conscient du danger, celui de me rapprocher trop du lac et de passer à travers la couche de neige, je me maintiens à une bonne dizaine de mètres du bord.

Je mitraille, en progressant lentement. Des craquements sinistres retentissent à la surface du lac. La glace, bombardée par le rayonnement du soleil au zénith, se fend, se fracture, comme des glaçons jetés dans une tasse de thé bouillant.

Soudain, mon sang se glace dans mes veines.

Je traverse la glace, m’enfonçant d’un coup jusqu’à la taille ! Je plante mon piolet au loin et écarte les bras, agrippant la neige ; j’ai l’impression d’avoir les jambes dans le vide ! La pensée d’être au-dessus de la surface de l’eau me fait frémir. J’ose à peine bouger, mais je pense être trop loin du lac pour être au-dessus, et la surface qui à vue de nez doit être 5 ou 6 mètres en-dessous.

Allongé un maximum sur la neige pour répartir mon poids, m’aidant de mon piolet, je réussis à m’extirper de ce qui ne devait être qu’un trou dans la neige. Je remonte un peu pour m’écarter du lac, et ne reprends mon souffle qu’à bonne distance. Du coup, je dois franchir quelques rimayes et escalader des pans de roches pour ne pas me rapprocher du bord. Au passage des rimayes (faille créée par le retrait de la glace en fondant, par rapport à une falaise ou un autre pan de glace), j’observe en regardant au fond que la couche de neige mesure plusieurs mètres. Pas près de fondre tout ça !!

Je suis le ruisseau qui descend des montagnes vers la cascade de lacs : Moonlight Lake, Sailor Lake, Dingleberry Lake, Emerald Lakes, Blue Lake, Sabrina Lake

Rien qu’à voir d’en haut la moraine de Moonlight Lake, ça ne me donne pas envie d’avancer !

Mais le soleil qui descend derrière l’épaule du Mt Haeckel me pousse d’une claque dans le dos, si je veux rentrer avant la nuit…

Moonlight Lake me le rappelle aussi. Ce n’est pas que la nuit me pose de problème, mais c’est en quelque sorte une butée psychologique…

Le frère de Moonlight Lake dort de l’autre côté du promontoire rocheux : Midnight Lake. Comme pour ne pas trop hâter l’arrivée de la nuit, je préfère ne pas aller le visiter, et trottine sur le petit sentier agréable, bien visible, creusé par des milliers de chaussures de marche.

D’ailleurs, en parlant de la lune…

Un dernier regard en arrière, vers les « montagnes de Mordor », et le Mt Haeckel en arrière-plan, avant que l’obscurité de les avale.

Pour la petite histoire, j’arriverai à la tombée de la nuit à la voiture. Je prévois une nuit courte, demain lever 3H du matin. Car pendant la redescente j’ai prévu un plan de remplacement pour la journée du lendemain. Grosse journée. Prévision : 60km de course dans un paysage typique de la Sierra (ça fera un peu plus en réalité…). Comme je n’ai pu me rendre dans les plateaux sombres de la Sierra (Ionian Basin, j’en reparlerai une autre fois), j’irai fouler ses plus beaux paysages.

Demain matin, j’irai me plonger dans la quintessence même de la Sierra Nevada : j’irai courir la boucle de Rae Lakes.

En attendant, fourbu et épuisé par cette ascension et surtout le manque de sommeil (sans parler du décalage horaire de 9H), je m’écroule.

Pendant que je dors quelques heures, voici une petite vidéo pour patienter :

 

 

Never Hesitate - Never Regret

Comments:

  • 16 août 2011

    Ouah !!! Plein les yeux !!! Mais le coup du « je vais voir le lac de plus près » plus jamais ça …

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    • Jphi

      16 août 2011

      Tiens, lamiricore…
      Pas de problème pour le lac, je suis assez flippé des ponts de neige et autres pièges, et je me méfiais du coup j’ai pris mes distances, ce n’était qu’un trou.. Bien que d’autres, avec beaucoup d’expérience, se soient laissés prendre dans ce genre de truc, passer à travers une couche de neige avec un torrent en dessous (d’ailleurs j’en reparlerai dans mon prochain article d’ici quelques jours, au sujet de Randy Morgenson…)

      Je connaissais ton site, au fait, avec ses topos et ses très belles photos ! Je vais le mettre en lien sur mon site, du coup, tiens…

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  • 19 août 2011

    +1 lien sur mon blog aussi

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  • Françoise et phil

    22 août 2011

    Comme d’habitude magnifique ! Comme d’habitude on s’accroche à tes mots … mais là on s’est accrochés tout court … Tu es un grand fou !! On languit de lire la suite

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    • Jphi

      22 août 2011

      Merci les amis… la suite pour bientôt… vidéo terminée, photos aussi, il n’y a plus qu’à écrire… mais je bosse trop ! Manque de temps !

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  • 22 août 2011

    Olala! On retient sa respiration en te lisant
    Un récit et des photos magnifiques mais…….Gère bien ton truc au niveau de la prise de risque. Une p’tite famille t’attend chez toi!!!!!!!!!

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    • Jphi

      22 août 2011

      Comme disait Rudyard Kipling, « il faut toujours prendre un maximum de risques avec un maximum de précautions »…

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  • 10 septembre 2011

    Ola
    Je suis émerveillé par les photos et le récit qui m’a fait vibrer…
    Bravo et fais gaffe sportif

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  • Jphi

    11 septembre 2011

    Merci pour ton commentaire, c’est sympa, le but est justement d’essayer de partager cet émerveillement devant ces paysages (faire vibrer est un plus, ça dépend des événements, et heureusement que ça n’arrive pas à chaque fois !! Quoique la journée du lendemain avec l’ours et les serpents n’est pas mal non plus…)
    A+ !

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