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Après ma journée passée à flirter avec le vide du Djebel Shams, et un bivouac sommaire en montagne sous un ciel envahi d’étoiles, le soleil s’est levé sur les monts les plus élevés d’Oman. Je rassemble mes affaires et pars à la recherche de mon 4×4 laissé sur le bord d’une piste, car mon objectif du jour n’est pas tout à côté : le Snake Canyon, dont le nom laisse présager le pire…

Première (mauvaise) surprise de la journée : je retrouve bien mon 4×4, mais la roue avant est à moitié à plat. Les Jeep Cherokee, ce n’est plus ce que c’était… Je regrette mon vieux Defender resté chez moi, qui aurait franchi sans encombre les pistes défoncées omanaises… Léger contretemps, donc, mais le paysage qui s’offre à moi me fait oublier mes petits soucis mécaniques.

Le soleil se hisse au-dessus des pics culminants à 3000m d’altitude, dont le Djebel Shams, et éclaire le fond de la vallée.

C’est là que je me rends, tout au fond de celle-ci, au creux d’un wadi secret : près du village de Bilād Sayt… Au-dessus de ma tête, les montagnes d’Al Hajar où j’ai passé la nuit.

Je poursuis sur la piste, et au détour d’une courbe je rattrape un bédouin qui descend lui aussi de la montagne, seulement vêtu de sa djellaba et d’une paire de vieilles tongs…

« As-Salāmu `Alaykum » dit-il les deux mains levées en signe de paix, « que la paix soit avec vous ».

« Alaykum Salam » lui réponds-je en m’arrêtant à sa hauteur. Il monte à bord directement. Ici, le seul moyen de transport, c’est l’auto de passage, et à part quelques convois de 4×4 d’agences de tourisme-aventure, il n’y a pas foule ici. J’essaie d’entamer la conversation, moi en anglais, lui en arabe, mais on ne se comprend ni l’un, ni l’autre. Pas grave : avec quelques signes, je finis par saisir qu’il va au village de Hat. Ça tombe bien, c’est sur ma route. Il comprend à son tour que je vais à Bilād Sayt et tente de m’expliquer avec forces gestes le chemin à suivre. J’écoute attentivement. Arrivant sur les hauteurs de Hat, il descend de la voiture, me remerciant mille fois, incha’ Allah, et descend vers son village, sautant de pierre en pierre avec ses tongs, à une vitesse défiant tout traileur européen. Il faudra que j’essaye les tongs, tiens, sur une prochaine course…

Je poursuis mon chemin, et arrive à un embranchement. Pas de panneau indicateur. Pas de carte détaillée de la région. Pas de couverture GPS, la cartographie est restreinte aux axes goudronnés. Heureusement je me souviens du briefing de mon passager et je suivrai ses conseils en bifurquant sur les bonnes pistes, remerciant le ciel de l’avoir mis sur mon chemin…

J’arrive ainsi dans une oasis, à Bilād Sayt…

Bilād Sayt est un village omani de toute beauté, ancien, perdu dans la montagne.

Je garderai la visite des ruelles pour plus tard. Ce qui sera une erreur car je n’aurai pas le temps d’y revenir…

Pour l’heure, j’arrive en vue de mon objectif du jour : le Snake Canyon.

Snake Canyon. Le Canyon du Serpent. Lésion dans la roche. Fracture ouverte. La montagne s’est fendue en deux, proprement. Tremblement de terre titanesque ? Fureur divine comme aux murailles de Jéricho ? Coup de glaive insensé d’un géant ?

Rien de tout ça. C’est le simple travail d’un petit filet d’eau (torrentiel par temps d’orage), multiplié par des millions d’années… On peut faire les malins avec nos machines, nos foreuses, nos caisses de C4, notre nitroglycérine, nos grignoteuses, nos défonceuses… Il nous manque juste l’essentiel : les millions d’années…

Le fond est invisible, noyé dans l’ombre. A supposer que le soleil soit à la verticale pour éclairer le fond, ce qui doit arriver 15 minutes par jour, encore faudrait-il que les parois s’écartent un peu pour laisser passer le regard, car le fond est 100 mètres plus bas, et les murs se rejoignent comme pour le dissimuler aux curieux…

Je continue à pied jusqu’au fond du wadi. Me voici devant la bouche du monstre. La faille est nette : le glaive a tranché sur toute la longueur de la montagne. C’est de cette bouche que sont vomis les flots boueux qui dégringolent d’Al Hajar lorsqu’il fait mauvais. Aujourd’hui, le temps est sec et chaud : rien à craindre. Il y a quelques années, sept personnes ont péri, piégées dans le canyon.

Un dernier coup d’oeil au ciel, d’un bleu pur, profond, immuable. Je m’enfonce dans la gorge étroite.

Le sol est encore meuble, encombré de débris et de graviers brassés, concassés, broyés par la montagne et ses flots rageurs. Au-dessus de ma tête, je peine à voir le ciel, immensité réduite à une pauvre ébréchure de lumière. Les parois se hissent 100 mètres plus haut.

Devant moi, les premières mares apparaissent. Les roches sont polies par le frottement des eaux.

Le canyon se resserre, il faut se faufiler entre les roches gigantesques, voire les escalader.

Snake Canyon. Le Canyon du Serpent. Il tient son nom de sa forme sinueuse, pas des reptiles nageant dans ses eaux troubles. Il y en a… mieux vaut ne pas y penser, surtout quand il faut y plonger !

Parfois les parois se resserrent tellement qu’il devient possible de les toucher des deux mains, et on se retrouve dans la position de la petite proie malingre qui s’échine à empêcher les mâchoires de pierre de se refermer…

J’imagine que par temps d’orage le niveau d’eau doit monter dans ces endroits de plus de 10 mètres ! Impossible de trouver un refuge où que ce soit : un véritable piège.

Je remonterai ainsi le canyon sur quelques kilomètres, même s’il n’y avait pas assez d’eau à mon goût pour vraiment m’amuser, puis je ressors du ventre de la terre, pour redescendre le même canyon, mais avec une autre vue : remonté par le fond, je redescendrai par le haut…

Une via ferrata a été équipée fin 2004 par Patrick Cabiro et Nathalie Hanriot, permettant de traverser le canyon à son embranchement. Je n’avais pas beaucoup d’autres renseignements sur la voie, ne sachant même pas si elle me permettrait d’en ressortir à l’autre bout. Pas d’info non plus sur son entretien. Je descends dans la gorge ; l’impression est terrible. J’aime bien les vias ferratas mais celle-là est particulière : on ne voit pas le fond.

Première constatation : les câbles ont l’air en bon état. Rassurant. Je m’équipe rapidement et descends les premiers mètres. On sent presque le souffle du vide qui nous aspire en contrebas.

Pas le temps de se mettre en condition et de s’habituer à l’abîme : on arrive tout de suite à la première tyrolienne. Pendant que j’ajuste ma poulie sur le câble, je ne peux m’empêcher de me remémorer ce petit magasin où je l’avais achetée, et de tester du regard la résistance des pitons fichés dans la paroi. Fin prêt, j’hésite. Il n’y a personne. Si ça se trouve les câbles sont rouillés ou s’effilochent à l’autre bout. J’aurais apprécié croiser une équipe d’alpinistes sur la voie, ça m’aurait mis en confiance. Mais non, je suis seul, complètement seul, dans le silence venteux du gouffre.

Alors je lâche prise, et descends le long du filin. La paroi s’écarte, s’éloigne inéluctablement tandis que je prends de la vitesse. Un petit coup d’oeil en bas. Ça vous prend aux tripes. Les vias ferratas dans les arbres, les voies équipées en montagne, peuvent être plus ou moins impressionnantes, spectaculaires, techniques, ou ce que vous voulez. Celle-là est aérienne.

Suspendu à un filin au-dessus de 100m de vide. Une paroi qui s’éloigne, une autre qui se rapproche. Entre les deux, c’est le statu quo. La suspension, au sens propre comme au figuré : on attend que ça passe, mais ça dure des siècles. Le roulement de la poulie sur son câble, le battement du coeur dans sa poitrine, le souffle du vent qu’on traverse, la respiration du vide, le temps qui ralentit tant et si bien qu’on redoute qu’il fasse machine arrière pour ne pas retraverser dans l’autre sens. Pas une frontière, un passage. Une traversée, dont on espère que ce n’est pas le Styx. Mais non, enfin on arrive au port d’en face. Le câble a tenu, le coeur aussi, on peut continuer… Je bois un petit coup à l’ombre avant de repartir.

Ensuite c’est de la via ferrata classique, pas très technique mais toujours aussi particulière au regard du vide qui s’étend sous mes pieds. On monte, on descend.

Le soleil tape sur les avant-bras tendus pour s’accrocher aux prises, on sent sa morsure. Il nous rappelle gentiment qu’on ne plaisante pas avec lui : on est dans la péninsule arabique, ne l’oublions pas, et il doit être 13 ou 14h…

Heureusement le circuit nous fait passer parfois par des abris ombragés… J’en profite pour reposer mes cuisses et mes avant-bras.

Je franchirai encore trois tyroliennes, passant d’une paroi à l’autre, prenant à chaque fois le même plaisir à voler au-dessus du vide. Puis, au détour d’une énième escalade, me voilà en face de la dernière épreuve : le pont de singe.

Un câble pour les pieds, un autre pour les mains. Et l’abîme pour compagnie.

Quelques minutes pour traverser, les jambes tétanisées, le regard vissé sur le ruisseau qui s’écoule en contrebas, paisible, à regretter le début de matinée passé à barboter dedans…

Enfin, on arrive de l’autre côté.

Ouf. En un seul morceau. Je m’extirpe du canyon, regarde autour de moi comme un nouveau-né découvre le monde. Les montagnes sont magnifiques.

Je souffle un peu, retrouve mon véhicule quelques kilomètres plus loin, et quitte les montagnes d’Al Hajar en suivant le Wadi Bani Awf, m’arrêtant régulièrement pour me gaver de ces paysages extraordinaires.

Je suivrai le wadi deux heures durant, ressortant des montagnes à Al Awabi.

Puis la civilisation moderne reprendra vraiment ses droits à partir d’Ar Rustāq. Retour dans le monde d’aujourd’hui.

La suite ? Route côtière entre Muscat et Dubaï. Petit contretemps au poste frontière où les douaniers fouilleront mon véhicule et examineront ma balise satellite comme des poules un couteau, puis retour dans un autre monde, celui de demain, à Dubaï.

Pas sûr de vouloir que demain arrive trop vite.

Avis aux personnes sujettes au vertige : ne pas regarder le film ci-dessous…

Never Hesitate - Never Regret

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