Mon dernier voyage à Death Valley m’avait laissé des traces. Des souvenirs de paysages désolés, de couleurs bariolées, de contrastes aussi bien dans les palettes de teintes, dans les luminosités que dans les températures qui y régnaient. Je me suis décidé à faire un deuxième voyage, avec une destination toute particulière. J’ai rendez-vous. J’ai rendez-vous avec des pierres. Si elles sont encore là. Car ce sont de pierres très spéciales. Elles bougent. Elles se déplacent toutes seules. Ce sont les pierres qui marchent.
Je quitte les faubourgs déserts de Los Angeles à 3h du matin, profitant justement qu’ils soient déserts et que la température soit encore clémente pour rouler tranquillement.
Lorsque le soleil se lève, j’arrive à Mojave, petite ville dans le désert du même nom.
Histoire de se mettre dans l’ambiance US….
Et comme on approche du Désert de la Mort, voici les premiers exemplaires de Joshua Tree, arbre endémique, ici dépossédé de son territoire par une autre forêt plus… technologique.
Après un « petit déjeuner américain » je reprends la route, direction les montagnes du comté d’Inyo et le massif de Panamint Range.
J’ai pris soin de louer un 4×4 car l’accès aux pierres est difficile. Je quitte justement la route goudronnée pour une piste sablonneuse et m’engage dans les montagnes d’Inyo. Au détour d’un virage, la vue s’ouvre sur Panamint Valley et les dunes du même nom, que j’avais parcouru la dernière fois.
Puis je continue sur ma piste.
Mais bientôt, celle-ci devient de plus en plus chaotique, le sable et les graviers laissent la place à des pierres plus grosses, des ornières et bientôt des rochers en travers de la route, des fossés qui éventrent la piste comme si un tremblement de terre avait remué les montagnes. Il s’avéra rapidement que mon pauvre SUV n’allait pas faire l’affaire. J’ai bien regretté mon bon vieux Defender qui serait passé, lui… Les obstacles commençaient à chatouiller le bas de caisse, les cailloux à accrocher le réservoir d’essence, aussi je dus me résoudre à abandonner mon véhicule au bord d’un ravin et continuer à pied…
Je m’engageai donc dans la pampa, coupant tout droit à travers les collines car je n’étais pas tout près…
Tandis que je m’élève doucement, je découvre la Vallée de Sel (Saline Valley), longue de près de 50 kilomètres.
Je presse le pas car je suis encore loin, et il faut que je franchisse les cols avant que le soleil ne soit trop chaud… (Hey n’oublions pas que c’est la Vallée de la Mort ! )
L’arrivée au sommet se dessine ! La vallée des pierres doit être juste derrière !
Mais plutôt que la vue sur la vallée c’est la déception qui m’attend au sommet, car je ne suis pas du tout arrivé ! Une autre montagne s’élève, que je devrai franchir à son tour. On devine une vieille mine abandonnée, datant probablement de la première guerre mondiale, comme beaucoup de prospections dans le coin.
Enfin, une bonne heure plus tard, je rejoins la Passe de Lippincott et la piste cahoteuse qui y débouche. Un panneau rappelle aux imprudents de ne pas s’engager sur cette voie sans 4×4 avec une bonne hauteur de franchissement, car bien entendu personne ne viendra vous chercher… (Dans la Vallée de la Mort personne ne vous entendra crier !)
Je prends pied sur un plateau, nous sommes à peu près à 1200m d’altitude. À l’horizon, on devine une vaste étendue de sable. C’est Racetrack Playa. C’est là que j’ai rendez-vous. C’est là que vivent les pierres qui bougent.
Je scrute l’horizon ; rien ne semble bouger pour l’instant. Il n’y a pas âme qui vive, pas un oiseau, pas un lézard, pas un insecte. Juste le souffle léger du vent.
Me voilà arrivé au bord du lac asséché. Rien ne vit ici, sauf les pierres.
C’est le vide ici. À perte de vue. Une mer de sable, de boue séchée plutôt, entourée de montagnes figées. Le royaume du vide et de l’immobilité. Il y a bien une pierre là-bas…
Je m’en approche, mais évidemment, ce n’est qu’une vulgaire pierre…
Je m’accroupis un instant. Je ne m’assieds pas dessus, vous le remarquerez… On ne sait jamais, elle pourrait vous envoyer valdinguer… Non, je me pose sur mes talons, le menton sur mes genoux et je l’observe. J’attends, sans la quitter des yeux. J’en fais le tour, je la regarde par côté, par dessous. Je fais mine de m’éloigner un peu, sans la quitter du regard, pour ne pas rater le bon moment…
Mais qu’est-ce qu’il raconte, vous dîtes-vous ? Qu’est-ce qu’il trafique avec ses caillasses ? Il attend quoi, qu’elle se mette à virevolter, à se retourner, à partir se balader ?
Mouais… je ne sais pas si vous avez remarqué, mais cette pierre est dans une position plutôt étonnante non ?
Et celle-ci ? Rien ne vous surprend ? Mis à part qu’elle a l’air sculptée par les rarissimes pluies de Death Valley ?
Et celle-là ? Non, toujours rien de particulier ?
Là-bas ! D’autres pierres !
Ce n’est pas extraordinaire ? Comment ça quoi ? Mais ça ! Ces pierres ! Elles sont là, juste là où…. elles ne devraient pas être !
Une pierre de cette taille, simplement sise là, comme si elle y avait toujours été…
Moi je vais vous dire. Elle n’a pas grandit là. Personne ne l’y a posée. Elle n’a pas roulé non plus, vu qu’elle est à près de 500m des pentes les plus proches… Non, elle s’est déplacée, toute seule, croyez-moi. Ici, les pierres bougent. Ah regardez là-bas ! Quelque chose se déplace !
Oui bon, mauvais exemple…
Je me rends de pierre en pierre. Toutes sont posées comme le plus naturellement du monde, sauf qu’elles ne devraient pas l’être. Pas ici. Pourquoi ne sont-elles pas là-bas, sur les pentes de ces montagnes, avec leurs congénères ?
Je me retourne d’un seul coup. Je n’aurais pas surpris un mouvement à peine perceptible du coin de l’oeil ?
Ah là, on ne peut plus douter, pas vrai ? Cette pierre a bien bougé ! On dirait même qu’elle a sauté ! Elle a laissé une trace derrière elle ! Ça ne prouve rien, vous allez me dire, c’est vrai… Et celle-là, elle ne donne pas l’impression d’avoir stoppé tout net sa course dans un freinage d’urgence, juste au moment où je me suis retourné vers elle ?
Et cette trace, sur le sol, c’est quoi alors ? Il n’y a pas d’animaux ici qui auraient pu laisser une telle trace. Pas de serpent. Pas de moto, pas de vélo. C’est une pierre je vous dis !
Suivons-là, tiens, nous verrons bien où elle nous mène… Tenez, que vous disais-je ? Ah ! C’est bien une pierre non ? C’est la preuve !
Bon d’accord, elle est toute petite, et le vent a pu la faire rouler… mais n’empêche, elle a quand même fait de sacrés virages !
Bon, changeons de tactique. Je me rapproche de la montagne. Là, à ses pieds, il y a plein de pierres. Elles sont éparpillées. Pas seulement comme si elles avaient roulé au bas des pentes, où elles auraient été amoncelées en tas, non là on dirait qu’on les a jetées, comme si quelque chose avait explosé, projetant des pierres au loin.
Je reste là un bout de temps, mais le paysage est figé, dans une immobilité totale, immuable, à jamais et pour toujours, comme il l’a été depuis le commencement des temps…
Ouais, je n’en crois pas une miette. Je me balade entre les pierres, à la recherche d’un signe, d’une marque, d’un témoin que les pierres ici sont vivantes. Je hâte le pas, regardant en tous sens, car je sens bien que si je m’éternise, tous les lecteurs de ce blog vont ficher le camp !
Je contemple les pentes… Puis les pierres qui s’en sont détachées… Là ! Sur le sable ! En me positionnant perpendiculairement au soleil, de perceptibles traces apparaissent, dessinées sur le sol !
Sous mon regard ébahi, j’observe alors la course figée des pierres qui s’éloignent de la montagne, qui s’échappent sur le sol plat comme le dos de la main, sans qu’aucune déclivité, aucun dévers, aucun vent puissant ne puisse expliquer ce sillage évident laissé par ces roches fuyantes !
Elles fuient, elles fuient toutes !
Elles fuient la montagne comme si leur vie en dépendait. Elles prennent le large, dans une course effrénée !
Certaines se déplacent, d’autres non, attendant peut-être leur tour, ou n’osant pas prendre le leur, regardant passer les courageuses comme de simples spectateurs…
Elles fuient toutes plus ou moins dans la même direction, c’est-à-dire loin de la montagne.
Certaines sont profilées, taillées pour des vitesses supersoniques,
d’autres sont plates, au ras du sol pour mieux l’épouser, comme des aéroglisseurs,
d’autres encore sont assez massives pour qu’un homme ne puisse les soulever, et pourtant elles parcourent des centaines et des centaines de mètres !
Certaines en solo,
d’autres à deux,
Elles se rejoignent,
se rattrapent,
se doublent même, parfois…
Certaines poussent leurs petits devant elles,
ou progressent de concert.
D’autres hésitent sur la route à tenir, à moins qu’elles n’aient renoncé au dernier moment…
Il y en a même qui ont dessiné des arabesques, voire ont fait des loopings dans le sable !
Mais globalement, la plupart des pierres fuient en ligne droite, ou plus ou moins droite, dans la même direction : vers l’horizon.
Tels des météores, elles traversent le désert. Des comètes figées dont le mouvement pourtant indéniable a été suspendu dans le temps parcourent les étendues incommensurables du Désert de la Mort.
Mais où vont-elles donc, toutes ces pierres ?
Où croient-elles aller ? Ne se rendent-elles pas compte qu’au bout il n’y a rien ? Que même si elles arrivent de l’autre côté du lac elles ne franchiront jamais ces montagnes qui barrent l’horizon ?
Même des blocs énormes de plus d’une tonne ont quitté les jupes de la montagne pour aller se balader dans le désert ! Comment font-ils pour déplacer des masses pareil ?
Quel est ce sombre instinct qui les guide, qui les pousse à partir, à se rendre vers cet horizon inconnu ? Peut-être tout simplement l’appel de la liberté.
Des sillons sont restés imprimés dans la boue séchée, souvenir de fuites éperdues, sans qu’il soit plus possible parfois de retrouver les pierres.
Je le sais, j’en ai suivi plusieurs. Au bout de certaines, il n’y avait rien.
J’ai retrouvé des empreintes, des lieux où les pierres s’étaient tenues et avaient subitement disparu. C’est bien la preuve que certaines ont réussi ! Elles se sont échappées !
Du coup, elles sont de plus en plus nombreuses à tenter leur chance, à quitter les pentes rocailleuses et sans espoir des montagnes noires pour aller braver les dangers de la traversée du désert blanc.
Elles s’élancent dans la même direction. Dans un même élan, à la poursuite de leur liberté.
Peut-être qu’elles font tout simplement comme nous. Elles traversent le désert comme nous la vie, cherchant à y laisser la plus belle trace possible, avant de disparaître tout bonnement.
Avançant sans peur et sans doute, sans penser à l’inéluctable, allant de l’avant coûte que coûte, sans même imaginer que les montagnes à l’horizon pourraient bien les arrêter.
Vaisseaux de pierre, ils naviguent droit devant, inébranlables dans leur foi, déterminés.
Bref… elles vivent.
Je n’ai pas osé m’assoir sur une des pierres, par politesse, mais je me suis assis par terre pendant un petit moment. J’ai regardé cet horizon que fixent toutes ces pierres des milliers d’années durant, me demandant ce qu’elles pouvaient bien penser de cette vie. Pas meilleure, ni pire que la nôtre d’ailleurs : avancer droit devant, et surtout faire une belle trace.
Le soleil m’a surpris, en basculant d’un coup derrière les montagnes.
Il faudrait que je rentre quand même ! Heureusement que j’ai ma frontale pour retrouver ma voiture !
Je traverse une dernière fois le lac asséché de Racetrack Playa, puisque c’est son nom, comme une vulgaire pierre voyageuse, mais j’ai du mal à laisser une belle trace. Je ne laisse d’ailleurs aucune empreinte, pas même de crampon. Je ne suis pas de taille, il faut être sacrément talentueux pour laisser une trace de son passage sur cette terre…
….
Bon eh bien, comme je pense que vous m’avez lu jusque là dans l’unique but d’en apprendre davantage sur ce qui faisait avancer ces pierres, et sans écouter une seule miette de ce que j’ai pu raconter, ni n’en avoir que faire, je suppose que je n’ai pas trop le choix et que je vais être obligé d’avancer quelques explications… J’aurais bien voulu laisser planer le mystère mais au risque de perdre des lecteurs, alors je vais devoir dévoiler un peu de la magie qui imprègne ces lieux…
Pendant longtemps on s’est demandé quel était le phénomène (naturel) qui faisait se déplacer ces blocs rocheux pour certains très lourds et souvent sur de longues distances (500m). On a calculé des vitesses de vent pharaoniques qui poussaient les pierres sur un sol rendu glissant par de rares précipitations, on a parlé de formation de glace sous la pierre qui la soulevait et la re-déposait quelques microns plus loin lors de la fonte.
En 2011, des chercheurs ont introduit dans quinze pierres des récepteurs GPS.
L’expérience a été baptisé expérience la plus ennuyeuse du siècle car il faudrait attendre 10 ou 20 ans avant de recueillir la moindre donnée… Pourtant, moins de deux ans plus tard, en décembre de l’année dernière, des signaux furent émis et les équipes se rendirent sur place. Après une pluie, une dizaine de centimètres d’eau avaient recouvert Racetrack Playa et dès l’arrivée des chercheurs les rochers se sont mis à bouger ! Une pellicule de glace de moins d’un centimètre d’épaisseur s’étaient formée, disposée en vastes plaques qui flottaient çà et là. Un petit vent de 15km/h les déplaçait, et celles-ci venaient heurter doucement les pierres, les poussant de plusieurs cm par seconde…
Bien entendu, seules quelques pierres ont été soumises à ce mouvement, on estime que l’effet est même assez rare, et qu’il est d’ailleurs en train de s’estomper depuis les années 70 (à cause du changement climatique). De plus, l’explication des plaques de glace est tout à fait valable pour les petits blocs de pierre, mais les chercheurs ont encore du mal à expliquer qui a pu faire avancer les blocs géants d’une tonne… il faudrait des plaques de glace sacrément épaisses…
Comme quoi, il reste toujours une petite part de mystère à Racetrack Playa, même après le passage des scientifiques et de leurs GPS…
Romain Léger
Surprenant ce phénomène! Je n’aurais pas imaginé çà! Je serais plutôt parti sur la conséquence d’une succession de petits tremblements de terre qui aurait déplacé ces blocs (comme la pierre qui remonte à la surface d’un seau de sable grâce aux vibrations, mais là elle avancerait…).
Enfin en tout cas, çà donne de sacrés belles images!
Jphi
Je reconnais là le chercheur…! Merci Romain ! Je me suis régalé à photographier ces pierres…
Jacky
Intéressant et surtout spectaculaire. Vu la longueur des traces, cela doit représenter plusieurs dizaines d’années. Pourquoi alors avec les conditions climatiques subies pendant ce temps (pluie, vent, sécheresse, gel…) sont-elles toujours visibles ?
Beau reportage et la question est toujours posée !
Jphi
Merci Jacky ; je suppose que pour les conditions climatiques, les pluies sont assez rares et les traces restent intactes des mois ou années durant. Chaque trace, à mon avis, est réalisée en une seule fois (quelques cm/s de déplacement = plusieurs centaines de mètres en quelques heures). Puis quelques mois sans pluie permettent d’observer les traces. La pluie suivante, elles sont sont effacées et de nouvelles sont créées. (C’est mon interprétation)
Dans la Vallée de la Mort, il pleut environ 1cm/mois l’hiver et quelques mm le reste du temps.
Tat
Je me suis posée la même question : pourquoi les traces sont -elles encore visibles ? Tu y as répondu . Photos sublimes ! Suspense étonnant ! Un vrai thrilller!!
Jphi
Merci Tat… comme quoi on peut faire du suspense avec des cailloux…
Fred
Impressionnant. Très belles photos.
Jphi
Merci !
Pop
Ah mais non, vous cherchez des explications dans la mauvaise direction, ces données « scientifiques » ont tout faux et sont très restrictives.
En effet, ce sont bien des pierres magiques, les seules qui subsistent des temps anciens. Elles sont bel et bien « vivantes » et tracent leur destinée sur le fond du lac ; et il y en a même qui savent nager si j’ai bien compris
Quelle sublime merveille que tu nous as fait découvrir là… Nettement plus féerique que la pose bassement matérialiste de GPS !
Tu as bien fait de les respecter et de ne pas avoir posé ton séant sur l’une d’elles.
Merci pour cette ballade intemporelle.
Jphi
Tu as raison Pop, et content que ça t’ai plu ! Déçu désolé d’avoir du finir par la mauvaise note du GPS mais si j’avais commencé par là l’histoire n’aurait pas été la même…
macfly20222
énorme merci a btôt
Becy
J’avais pensé à une forme de magnétisme.
Ca donne tellement envie d’aller voir sur place ! Merci pour ce road-trip !
malvina
Quel récit magnifique, je me suis délectée à le lire ! Un peu de poésie, d’humour, de question métaphysiques et de sublimes photos. Merci pour ce reportage, qui nous entraine très loin de notre quotidien, et nous questionne tout le long. J’ai quand même relevé pas moins de 59 photos consécutives de pierres, et pas une ne m’a lassée ! Je me suis laissée guidée par ton lien du site du club vers ton globe. pas encore eu le temps de discuter avec toi, j’ai pas vraiment compris quel était ton métier, mais il te porte loin c’a c’est sur.
Jphi
Hey merci Malvina ! Cool de te voir sur ce blog !