Huashan, le mont Hua, est situé dans le Shaanxi, en Chine. À une centaine de kilomètres de Xi’an. C’est l’une des cinq montagnes sacrées de Chine. Berceau du Taoïsme, ses précipices en font un pèlerinage de tous les dangers. Déjà périlleux en plein été, je tente le périple dans les glaces précoces de l’hiver.
華山
J’ai choisi de monter par la voie traditionnelle, celle qui emprunte Hua Shan Yu (la gorge de Huashan), qui date du IIIème siècle. Me voici donc au pied de la montagne, dans le temple de Yuquanyuan.
On est loin de la Chine moderne ici…
L’ascension est au début assez facile, la pente augmente au fur et à mesure. On emprunte la passe de Wuli Guan, position stratégique où « un soldat suffit à la défendre contre mille ».
On passe à côté d’un bloc de pierre qui enferme des secrets dont je ne connaîtrai jamais la nature. Ce n’est pas marqué dessus, il est juste indiqué que les feux sont interdits (严禁烟火) et que la passe mesure 5 li de long…
Les vestiges ne sont pas tous de la même époque, bien sûr, mais celui-ci, somme toute moderne, ne date pas d’hier…
Si certaines bâtisses le long du chemin sont assez récentes, on croise souvent des constructions assez anciennes. L’idée est que plus on s’élève, plus on remonte le temps… Et vue la pente qui se prononce, les siècles vont s’avaler à toute vitesse.
Pour ne pas me tromper de chemin lors d’un embranchement, et me retrouver dans un précipice ou me perdre dans une époque trop reculée, je suis les traces d’un passeur qui a l’air de connaître l’endroit. D’autant qu’en montant on s’enfonce aussi dans l’hiver.
Chaque porte nous fait franchir un niveau. Nous voici arrivés à Shaluo Ping.
Les escaliers se font raides à présent. Et avec la neige qui a tout recouvert, ce n’est pas une partie facile.
Celui-ci est déjà impressionnant par temps sec, sa pente avoisine les 70 degrés. Avec la glace c’est une vraie patinoire, la glissade vous emmène 50 mètres plus bas. C’est Qiān chǐ chuáng, le Précipice de Mille Pieds, qui date de la fin de la dynastie Han, il y a 1800 ans (formé au début de marches en bois, l’escalier de pierre est lui plus tardif, de la dynastie Ming).
Et on arrive enfin à North Peak. Les toitures chinoises dans ces montagnes enneigées sont un pur ravissement : la Chine, la vraie, l’ancienne Chine, se dévoile doucement. Le chemin que j’ai suivi est foulé par des pèlerins depuis presque 2000 ans… Un autre, celui que j’utiliserai pour la descente, depuis plus longtemps encore.
Petite pause pour allumer un bâton d’encens,
et je continue mon périple. Au sein de ce paysage de montagnes déjà sublime par lui-même, des silhouettes spécifiquement chinoises çà et là achèvent de magnifier encore plus l’endroit, comme ce petit kiosque perdu dans l’immensité.
Huashan, haut lieu de pèlerinage : 200 ans avant JC, il y avait déjà un temple Taoïste au pied de la montagne, qui était utilisé par les mediums pour contacter les dieux des mondes souterrains qui, chacun le sait, vivent dans la montagne. Puis beaucoup de croyants en quête d’immortalité se mirent à gravir les pentes au péril de leur vie. Car si aujourd’hui les voies d’accès sont relativement sécurisées, il n’y avait rien, pendant près de quatre millénaires d’incursions, pour arrêter les épouvantables et mortelles glissades…
Aujourd’hui des chaînes et des barrières gardent le promeneur du XXIème siècle d’une fin atroce, de même que des accès plus sécurisés ont été aménagés par les autorités chinoises. Mais j’éviterai soigneusement les escaliers de béton et emprunterai les échelles de granit qu’ont gravi les pèlerins pendant des siècles.
C’est ce qui a fait la particularité de Huashan. Contrairement à d’autres sites de pèlerinage, comme Taishan qui était très populaire, cette inaccessibilité de ses sommets a fait que Huashan n’était visité que par les pèlerins du voisinage et les Empereurs. Le pèlerinage à Huashan se méritait et souvent se payait de sa vie.
C’est ici, dans les environs de Huanshan, que s’est construite la civilisation chinoise. Des vestiges préhistoriques furent mis au jour et une des plus anciennes plaquettes couverte d’écritures chinoises a été découverte ici. On pense que les premiers empereurs, Huang, Yao et Shun il y a 4000 ans, foulèrent les pentes de cette montagne. De nombreuses luttes eurent lieu pour s’approprier les lieux lors de la période des Royaumes Combattants (770-221 av JC) jusqu’à l’unification par la dynastie Qin dont le premier empereur, Qinshihuangdi, en fit le site officiel de sacrifice.
Depuis, non seulement Huashan est un lieu sacré mais aussi un symbole de pouvoir impérial aux yeux des Chinois. De nombreux empereurs firent ainsi le pèlerinage, comme l’Empereur Jaune.
D’ailleurs la ville de Xi’an, non loin, fut la capitale de 13 dynasties ! Des écrivains chinois firent aussi des pèlerinages à Huashan, et leurs poèmes sont visibles un peu partout, gravés sur les falaises de granit.
[floatquote]Une seule main supporte le ciel[/floatquote]
Avant les temples, les fidèles Taoïstes se retiraient dans des grottes. Creusées dans des blocs de granit. L’ermitage absolu. On en compte ainsi plus de 70 sur le site !
Devant moi, Lianhua Feng, le Pic de l’Ouest. Une falaise de granit. La plupart des montagnes sont nées des plissements et des poussées des plaques tectoniques ; des tas de pierres soulevés par les forces telluriques. Pas Huashan. Formé dans un bloc unique de granit, c’est un vestige du Mésozoïque qui est resté posé là depuis 70 millions d’années… Le trône des Dieux du monde souterrain n’est pas sorti de terre, il est simplement là depuis le début.
Je monte sur Lianhua Feng. Il n’est accessible que par un escalier taillé à même le granit. Un faux pas et c’est l’envol vers les plaines de Qin…
Le sommet de Lianhua Feng… on est suspendu entre ciel et terre. C’est là qu’a passé la dernière partie de sa vie Kou Qianzhi (365-448) , le fondateur des Maîtres du Nord, en Hsien, c’est-à-dire en ermite.
On se demande comment les Chinois d’alors ont pu bâtir ces temples sur ces arêtes, dont ce Cuiyun Palace, que le moindre coup de vent pourrait envoyer rouler au bas de la montagne…
Je change de pic. Je monte sur Luoyan Feng, le Sommet où se posent les oies sauvages, le plus élevé (2155m) des cinq.
Car il y a bien cinq pics à Huashan. De loin, la montagne ressemble à un lotus avec ses cinq pétales, d’où peut-être son nom, Hua Shan, 華山, La Montagne Fleurie… Cinq pics entourés de falaises vertigineuses, des murs de granit dont on ne peut distinguer la base sans tomber. Huashan, la « plus abrupte des montagnes sous le ciel »…
Assis sur le bord de la falaise, là où des milliers de pèlerins avant moi se sont tenus, je me délecte du paysage de montagnes. Huashan, la montagne-lotus, encore appelée la Montagne de l’Ouest car la plus occidentale des cinq montagnes sacrées, domine la plaine de la Rivière Jaune. Autour d’elle, les monts Qin Ling, qui séparent le nord et le sud Shaanxi, mais aussi la Chine toute entière. Je suis assis sur une frontière naturelle qui coupe le continent en deux parties. La partie glaciale du nord et des plaines Mongoles, et celle du sud, tropicale, de Hong Kong.
Je m’étais assis sur un rocher, plongé dans ma contemplation, et je m’aperçus en me relevant que sous sa couche de glace il était lisse, comme usé par les intempéries mais aussi par les centaines de pèlerins Taoïstes chinois qui s’y sont reposés. Ceux-ci gravissaient les pentes de la montagnes pour venir prier dans les temples.
Ainsi le temple Baïdi, consacré à Shaohao, l’Empereur Blanc de l’Ouest. J’ai bien gravi les marches glacées du temple mais les lourdes portes sont restées closes. J’ai pensé que celui-ci était désert pendant l’hiver mais la nuit venue, j’y ai vu des lumières.
D’ailleurs, la nuit arrive, il est temps de trouver un abri car les températures chutent déjà et descendent sous -10°C. Direction le Pic de l’Est.
Je me serais bien arrêté au Pavillon du Jeu d’Échec. Un endroit absolument propice à la concentration… J’imagine ces incroyables parties d’échec qu’ont du entamer les pèlerins à 2000m d’altitude dans les frimas de l’hiver, resserrant leur fourrure sur les épaules, les ermites taoïstes, les hsiens, qui s’y retrouvaient pour tromper la solitude et ne pas se jeter du haut des falaises, et même dans les années 30 les soldats de l’armée du Kuomintang qui patientaient là, fusil en bandoulière, à jouer une partie entre deux batailles.
Mais faute d’adversaire pour entamer une partie et surtout de lumière pour la terminer, je poursuis mon bonhomme de chemin à la recherche d’un abri pour passer la nuit.
Tandis que le soleil passe derrière le Pic du Sud, j’arrive dans mon refuge.
De la terrasse de celui-ci, je ne peux détacher mon regard de ce paysage extraordinaire. Accroché aux parois glacées pour ne pas glisser dans le précipice, le Temple des Dieux tente de se soustraire au regard comme un sanctuaire perdu, mystérieux, effacé de la mémoire des hommes. Ce pourrait être une vieille lamaserie tibétaine. Pour la troisième fois de ma vie je pense avoir trouvé la légendaire cité de Shambala !!!
Je m’endors après avoir avalé une soupe bouillante surchargée en poivre du Sichuan, enfoncé dans mon duvet jusqu’aux yeux, tout ce qu’il y a au-dessus couvert d’un bonnet tandis que la température descend sous les -15° C. La nuit fut agitée, de drôles de rêves sont venus me visiter. Imagination exacerbée par le froid ? Intoxication au poivre du Sichuan ? Ou bien avais-je reçu les souvenirs des Hsiens qui ont passé des années de leur vie ici, dans la solitude la plus complète au fond de leur grotte, et dont les prières récurrentes se sont imprimées littéralement dans la roche, leurs pensées burinées à coup de cris solitaires dans le coeur même de la montagne ?
Je me réveillai dans la nuit, assis sur mon matelas jauni de crasse, et j’étais Xuan, pèlerin du Xème siècle, venu escalader la Montagne du Lotus.
Le lendemain, ascension du Pic de l’Est pour assister au lever du soleil. Impossible d’être au sommet d’une montagne en Chine et de ne pas y assister ! C’est une tradition !
Mais je ne m’attarde pas car un long chemin m’attend encore. Le pèlerinage n’est pas de tout repos, Xuan le sait, et des périls nombreux l’attendent sur le chemin. Je me dirige avec hâte vers le Temple des Dieux pour y entrer dès l’ouverture des lourds vantaux de bois. Car le chemin vers le sommet et le but ultime est caché là, gardé, interdit : l’hiver, on ne passe pas, le passage est fermé. Alors je me tiens là, devant la porte rouge, à attendre qu’un moine l’entrouvre pour m’y glisser. Ça ne manque pas : dès que le vantail s’ouvre sur le visage encore lourd de sommeil d’un moine taoïste, je me faufile sous son regard ahuri et traverse la cour couverte de glace et encore déserte. Je suis équipé de crampons aussi, quand je jette un regard en passant aux sandalettes du gardien je sais qu’il ne tentera pas de me suivre dans l’immédiat…
Je m’arrête un court instant près de la lourde cloche de bronze. Celle qui sonnera l’alerte quand Xuan passera en force vers son destin.
Xuan se glisse au bord de la falaise. Il n’a pas de crampons métalliques sous ses semelles de cuir, comme moi, ni de chaines pour se tenir, aussi il se plaque, adossé au mur gelé, les cheveux ébouriffés par le vent, ses pieds progressant à petits pas sur la corniche gelée.
Xuan ose un regard vers le bas ; il ne peut même pas distinguer le fond de la vallée en contrebas. Une bourrasque manque l’arracher à sa falaise aussi il s’y plaque de nouveau, ignorant la morsure du froid et de la pierre.
Il poursuit sa lente progression sur la roche, se demandant ce qu’il fait là. Mais la dévotion est plus forte que tout. Les Dieux de la montagne sauront le récompenser, l’immortalité est à ce prix. Risquer sa vie pour gagner l’éternité, contradiction humaine.
La glace et la neige ont encombré la corniche ; sa progression est lente, à chaque pas ses semelles glissent sur la glace et il ne doit son salut qu’aux fissures dans la roche dans lesquelles il insère ses doigts gelés. Enfin, il arrive à l’échelle.
Des barreaux fichés dans la roche aident à la descente ; des cables permettent, quand ils ne sont pas pris dans une gangue de glace, de s’arrimer. Mais Xuan n’a que les reliefs de la pierre pour s’accrocher, ses pieds emmitouflés de fourrure sont ses seuls appuis, et ses doigts désormais insensibles son ultime garantie. Il descend pouce par pouce dans la fissure, se servant de ses épaules pour se coincer entre les deux pans de granit, déchirant la toile de sa robe, s’écorchant la peau. Mais la peur et le froid le rendent sourd à la douleur. Il regarde au-dessus de lui et se demande comment il pourrait remonter là-haut. De toutes manières, il ne fera pas demi-tour…
À force reptation, après avoir failli disparaître dans le vide à plusieurs reprises, le voilà enfin parvenu à la corniche qu’il cherchait : Changkong Zhandao, un balcon de bric et de broc, fait de planches de bois attachées tant bien que mal entre elle, enchâssées dans la paroi sous le vaste ciel.
Là est le chemin de l’immortalité. Le pèlerinage suprême. Au bout de cette corniche suicidaire, le sommet ultime de la montagne, là où Xuan pourra rencontrer les Dieux et embrasser son destin.
Enfin parvenu au sommet, complètement gelé, ayant failli tomber cent fois, Xuan foule le sol enneigé, cherchant de tous côtés le signe d’une présence divine.
Il longe la falaise comme s’il ne ressentait plus le danger (après ce qu’il a traversé, il n’a plus la même conception du risque), flirtant avec la mort comme si de rien n’était. Il cherche entre les arbres le visage des Dieux, les interpelle dans la forêt déserte.
Mais les Dieux ne se montrent pas. L’immortalité ne lui sera-t-elle pas accordée ? Xuan arpente le sommet de la montagne sacrée en tous sens. Alors, après avoir erré une bonne partie de la journée, il finit par comprendre… L’immortalité n’est pas l’apanage du vivant. Les Dieux ne sont pas des entités à part, ils sont, c’est tout. Partout et dans tout. Les Dieux sont le monde. Alors Xuan, assis sur le bord de la falaise comme des centaines de pèlerins avant lui, se lève et se tient sur la corniche, les cheveux ébouriffés par le vent. L’immortalité ne s’acquiert pas du vivant, mais dans une communion extrême.
Xuan se tint debout au bord du vide, sa robe de bure flottant derrière lui.
L’instant d’après, il n’était plus là.
Nombreux furent les pèlerins qui choisirent la voie de Xuan, les histoires l’attestent. Quant à moi, je choisis une autre voie pour redescendre, moins rapide que celle de Xuan mais plus que la voie traditionnelle que j’ai empruntée à l’aller : la Voie des Soldats.
C’est une voie qu’ont suivi, en 1949, sept soldats de l’Armée Populaire de Libération : ils ont emprunté l’antique voie qui mène à Huashan et qui avait été oubliée après l’ouverture de la voie traditionnelle il y a 2000 ans. Cette voie directe, assez engagée, passe aujourd’hui sous le téléphérique (et oui…il y a un téléphérique).
Ces 7 soldats ont ainsi pris à revers et fait prisonnier les 100 soldats du Kuomintang qui campaient position au sommet…
Au bas du sentier a été érigée une statue commémorant cet évènement.
Me voici donc au bas de la montagne de Huashan. Avec dans la tête plein de souvenirs, plein d’images. Comme tous ceux qui en sont revenus, poètes, peintres, écrivains, empereurs, pèlerins, promeneurs. Ces derniers ont remplacé les pèlerins d’antan, bien sûr, comme en attestent ces millions de rubans rouges flottant dans le vent, accrochés aux cadenas de cuivre laissés là par les jeunes couples chinois en signe d’amour indéfectible et éternel.
Tous ont ramené quelque chose avec eux de Huashan. Il suffit de lire les poèmes et admirer les estampes.
Dans la grandeur de Huashan je monte au Pic du Lotus et avec ravissement je vois des immortels qui portent des fleurs de lotus dans leurs mains blanches sacrées, leur robe flottant autour d’eux ils volent dans le ciel, l’emplissant de couleurs, et comme ils atteignent le Palais du Ciel ils m’invitent à venir dans les nuages pour rencontrer Wei Shu-Shing, l’ange gardien de Huashan ; alors comme dans un rêve je vais avec eux dans le ciel, chevauchant des oies sauvages, mais quand nous regardâmes en bas vers Loyang, noyé dans la brume, partout on voyait des armées pillant la ville, engendrant chaos et folie, faisant partout couler le sang…
Tat
» quousque tandem Catilina ? ». …jusqu’où iras-tu?
Jphi
Jusqu’en haut de la montagne !
Romain
Super récit encore! Sympa de voir le côté hivernal, encore plus mystique!
Merci
Jphi
C’est vrai qu’en hiver c’est spécial… J’irai voir à quoi ça ressemble l’été…
trailman2
Très joli, et tu as eu un temps magnifique. Les dieux étaient avec toi…
Jphi
Oui depuis 6 mois la météo-chance est de mon côté !
Jean-Claude
Encore une très belle aventure avec des photos toujours exceptionnelles !!!.
Jphi
Merci Jean-Claude ! Trop de vent pour faire une vidéo « aérienne » mais j’espère bien retenter l’aventure !
beaumes
merci j.phi, bel beau cadeau ! en cette période
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